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Compte rendu de "Matérialisme, vitalisme, rationalisme" de Cournot

1er juin 1996, par Bertrand LIAUDET

Lecture de l’œuvre principale de Antoine Augustin Cournot, philosophe français du 19ème siècle. Le livre est aujourd’hui édité par Claire Salomon-Bayet chez Vrin, en coédition avec le Centre Nationale de la Recherche Scientifique. Une édition des troisième et quatrième sections a été réalisée en 1986 chez Vrin pour répondre au programme de l’agrégation de Philosophie.

Introduction

Quand on aborde un ouvrage qui étudie l’emploi des données de la science en philosophie, on peut être tenté par une critique corrective ou réfutative des données scientifiques avancées. Cournot écrit en 1875. Il ne connaît donc pas la structure quantique de la matière, ni la relativité, ni le rayonnement fossile de l’univers, ni la tectonique des plaques, ni la génétique, ni la neurologie, pour ne citer que quelques avancés majeures de la connaissance de la Nature que le siècle qui nous sépare de cet ouvrage a vu naître. La méthode de Cournot est principalement inductive. C’est à partir de d’une observation des faits et des données de la science de son temps (2) qu’il développe son argumentation, par induction ou par analogie. Si pour l’historien des sciences, les sciences du passé sont dépassées, la rigueur dans la détermination et le choix des faits garantit une spéculation philosophique durable, car un fait correctement nettoyé de sa gangue d’interprétation, n’est jamais dépassé.

L’ouvrage est divisé en quatre parties, de taille à peu près égale (une cinquantaine de pages), elles-mêmes divisées en 8 à 10 paragraphes, eux-mêmes d’une taille à peu près identique. Cette régularité quasi géométrique n’est pas sans faire écho aux principes rappelés dans la cosmologie : pour le physicien et le chimiste, comme pour l’algébriste et le géomètre, il y a d’élégants théorèmes, des formules, des constructions élégantes, en ce qu’elles font ressortir des symétries, des analogies propres à mettre l’ordre dans la confusion, l’unité dans la variété. Souvent même cette élégance des formules est ce qui en a fait pressentir la vérité et la preuve rigoureuse.

L’absence d’introduction et de conclusion, comme s’il n’y avait pas de thèse à introduire, de questions à poser, de réponses à apporter, mais seulement un monde à décrire, confirme que la thèse principale du livre réside dans sa structure même, ses quatre sections : matérialisme, vitalisme, transition du vitalisme au rationalisme et rationalisme. Cette structure est en partie justifiée de manière inductive par les données scientifiques, mais aussi posée a priori. Cette double origine, inductive et hypothético-déductive, rejoint l’objet même du livre, le mariage des sciences et de la philosophie, et marque déjà la volonté de Cournot de résoudre l’antinomie entre le progrès dans les sciences et l’éternité de l’idée. Il faut noter que le titre reprend les intitulés des première, deuxième et quatrième section : "matérialisme", "vitalisme" et "rationalisme". La troisième section, "transition du vitalisme au rationalisme" n’apparaît pas dans le titre. Son rôle sera particulier dans l’organisation et la dynamique conceptuelle de l’ouvrage : elle est comme l’entéléchie de la connaissance.

Il nous a donc paru souhaitable dans ce compte rendu de suivre la structure principale des quatre sections, de rendre compte de la structure de l’argumentation et des principales données avancées, d’essayer de dégager dans chaque section et paragraphe les éléments qui nous paraissent les plus importants, tout en restant extrêmement proche du texte. Malgré la grande régularité de la structure de l’ouvrage, nous serons particulièrement insistant sur les sections 3 et 4 qui correspondent au règne de l’homme, tandis que nous survolerons assez rapidement les deux premières sections qui correspondent au règne de la nature.

1 : Matérialisme

Cette section est divisée en 2 parties. Les quatre premiers chapitres présentent les éléments fondamentaux du matérialisme de l’époque (matière, force, constitution chimique, agents impondérables). Les quatre derniers chapitres présentent des interrogations philosophiques et méthodologiques dans la filiation de l’épistémologie kantienne : les conditions de possibilité du fait scientifique et le rôle des sens ; le problème de la causalité, du hasard et des lois ; la question de l’espace, du tout et de l’idée du monde ; la question du temps et de l’origine du monde. Ces chapitres sont l’occasion de nouvelles résolutions des antinomies de la raison pures décrites par Kant.

Bref aperçu de l’état des sciences

Le premier élément important c’est l’idée de matière. L’idée de matière est essentiellement liée à la chimie, science récente qui a été ouverte par les travaux de Lavoisier. La matière c’est ce qui reste tandis que la forme change : rien ne se perd, rien ne se gagne, tout se transforme. La matière est un élément fondamental de la science, puisque, étant ce qui reste, elle est ce qui se laisse mesurer et ainsi permet d’accéder aux lois de la nature et à la preuve scientifique.

L’attraction à distance (la gravitation universelle), est l’exemple type utilisé pour définir la notion de force. La force se trouve dans la matière. L’inertie est une propriété de la matière. Les corps sont mis en mouvement sous l’action d’un autre corps. La dynamique est la théorie mathématique du mouvement des corps soumis à des forces. L’homme reçoit de la nature le corps et la force donc il ne peut les détruire de ses spéculations : corps et force sont a priori.

L’ordre de la chimie n’est pas réductible à celui de la physique : il existe une force chimique sui generis. Ainsi, les chimistes construisent une science autonome par rapport à la mécanique newtonienne, dont l’algèbre est recommandable aux yeux du logicien. Il y a de plus deux chimies, elles aussi irréductibles : la chimie minérale et la chimie organique.

Dernier élément, les agents impondérables : la lumière, la chaleur, l’électricité, le magnétisme. Ce sont des fluides sui generis, soustrait à la pesanteur. Ils résistent à l’application de l’idée de masse. Or l’invariabilité de la masse est le fait qui justifie scientifiquement la substance. Leibniz dit que la constitution de la matière pondérable n’est qu’un phénomène bien ordonné et qui dès lors ne répugne point à l’idée que d’autres classes de phénomènes aient pu être bien ordonnées d’une autre façon.

Critique de la raison pure

Les physiciens et les chimistes, ces matérialistes, ces dynamistes par état, doivent être réputés plutôt des idéalistes que des sensualistes, car la matière et les forces ne sont et ne peuvent être pour nous que des idées. On passe par l’image-hypothèse (géométrique, sensible) pour comprendre l’idée-connaissance. Il faut ensuite faire abstraction de tout ce qu’il y a de sensible dans l’image pour ne retenir que ce qu’il y a d’intelligible dans l’idée. Cependant, dans la science constituée, l’idée a acquis trop de prépondérance sur le fait empirique et positif. Mais si les idées dirigent les évolutions, les révolutions tiennent surtout au fait.

La classification des sciences présente deux embranchements : celui des sciences théoriques, comme la physique ou la chimie, et celui des sciences cosmologiques, comme l’astronomie ou la géologie. C’est la distinction capitale entre les lois de la physique et les faits de la cosmologie.

Il y a deux types d’enchaînement et de succession des phénomènes. D’une part, ceux de la loi de Newton, qui ne sont pas déterminés parce qu’ils sont prédits mais ne sont prédits que parce qu’ils sont déterminés, et pour lesquels le présent est gros de l’avenir et de tout le passé. D’autre part, les phénomènes ondulatoires des agents impondérables. Ceux-là ne sont pas fonction de l’état initial. Le présent cesse d’être gros du passé. Mais dans les deux cas, l’observation du présent implique la connaissance de tout l’avenir.

Dans tous les phénomènes, le contraste entre loi et fait rejoint celui entre nécessité et hasard. Le hasard provient de la rencontre entre des séries de causes et d’effets nécessaires indépendantes les unes des autres. Ce sera repris dans le rationalisme. Le hasard même a donc des lois.

L’idée du tout, du monde, amène Cournot à se replacer dans l’ensemble de son ouvrage. Il y a trois mondes : le monde physique, le mondes des êtres vivants et le monde moral. Et un quatrième monde, celui des ignorants et des savants et des lettrés. L’idée du tout est aussi liée à celle d’une organisation, classification et histoire des sciences.

Les questions de l’origine, la cosmogonie, sont liées à la croyance nécessaire à l’immutabilité des lois de la nature. Les lois primordiales ne sont pas fonction du temps. Plus la physique avance, plus elle est indépendante du temps.

Réponses aux antinomies

Dans la première antinomie la thèse soutient que le monde a un commencement dans le temps et qu’il est aussi limité dans l’espace, tandis que l’antithèse affirme que le monde n’a ni commencement dans le temps, ni limite dans l’espace, qu’il est infini aussi bien dans le temps que dans l’espace. Pour Cournot, et logiquement la science du XIXe siècle, la raison ne peut concevoir le monde limité dans le temps sans se heurter contre la maxime scientifique qui prescrit de regarder les lois de la physique comme immuables. Cournot pense la cosmogonie en trois étapes : l’infini chaos, la phase intermédiaire et l’infini stabilité. Du côté de l’espace, les données de la science autorisent à penser que le monde matériel est limité et qu’au-delà se trouve la solitude de l’espace, c’est-à-dire rien. Le monde fini est donc possible. Cependant l’infiniment grand ne s’arrête jamais.

Dans la deuxième antinomie la thèse soutient que toute substance composée, dans le monde, se compose de parties simples tandis que l’antithèse affirme qu’aucune chose composée n’est formée de parties simples, qu’il n’existe rien de simple dans le monde. Les découvertes de la chimie permettent de conclure que l’infiniment petit s’arrête, qu’il y a un point de départ.

Dans la troisième antinomie la thèse soutient que la causalité selon les lois de la nature n’est pas la seule dont puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est encore nécessaire d’admettre une causalité libre pour l’explication des phénomènes tandis que l’antithèse affirme qu’il n’y a pas de liberté, mais tout arrive dans le monde uniquement suivant des lois de la nature. Ne pouvant rejeter le déterminisme, Cournot explique que le hasard existe, qu’il est le fruit de l’absence de loi et de nécessité, mais que le hasard lui-même à ses lois.

Dans la quatrième antinomie la thèse soutient que le monde implique, soit comme sa partie, soit comme sa cause, un être absolument nécessaire, tandis que l’antithèse affirme qu’il n’existe nulle part aucun être absolument nécessaire. Reprenant son modèle de cosmogonie, Cournot considère qu’il ne suffirait pas d’établir la possibilité de passage d’un état régulier à un autre, il faudra saisir la première trace du passage de l’état chaotique à l’état régulier pour se permettre de bannir Dieu de l’explication du monde physique. Sans affirmer la thèse, il rejette donc l’antithèse.

2 : Vitalisme

Le vitalisme, c’est la doctrine de l’École de Montpellier de 1775, d’après laquelle il existe en chaque individu un "principe vital", distinct à la fois de l’âme pensante et des propriétés physico-chimiques du corps, et gouvernant les phénomènes de la vie. Cette section est tout à fait différente de la précédente. En effet comme Cournot l’a noté, le XIXe siècle fut celui de la chimie après le XVIIIe qui fut celui de la physique. Le matérialisme du XIXe se développe avec la méthode expérimentale. Au contraire l’étude de la vie est encore un domaine nouveau, essentiellement cantonné à une science de l’observation. La médecine expérimentale naîtra dans la seconde moitié du siècle. Les travaux de Darwin et de Mendel (que Cournot ne connaît pas) datent des années soixante. Il y a donc peu de données expérimentales concernant la vie, mais trois champs d’observation principaux : la botanique, la zoologie et la paléontologie.

L’instinct

Le premier chapitre est essentiellement une description du phénomène du vivant. Il donne la clé de cette section : le monde physique ne contient pas le germe de la vie, mais ce germe ne se développe que sur le sol des lois physiques. Dans le monde inorganique, le tout est la somme des parties. Dans le monde organique, le tout est la somme des parties plus l’instinct, c’est-à-dire la fonction dévolue à l’être complet.

Force et déterminisme appliqués au vivant

Par analogie avec le monde physico-chimique, les chapitres deux et trois vont chercher à appliquer aux phénomènes de la vie les deux principaux concepts associés à la loi de la gravitation : l’idée de force et l’idée de déterminisme. L’instinct (encore appelé l’entéléchie ou l’archée), serait une force du même ordre que celle de la gravitation plutôt qu’un atome, serait du nombre des choses invisibles. De même que l’essence des forces physico-chimiques nous échappe, il nous faut renoncer à chercher l’essence de l’instinct. L’idée de déterminisme dans l’ordre des phénomènes de la vie est tout à fait différente de celle des phénomènes physiques ou chimiques : autre chose est de construire, par la règle du parallélogramme des forces, la résultante d’un système de forces mécaniques, autre chose de calculer la résultante quand l’énergie des forces composantes a en partie pour raison et pour mesure le résultat à obtenir. Le déterminisme est finalisé. Nous regardons comme un caractère essentiel de la Nature vivante, de poursuivre avec un art admirable, quoiqu’avec l’inconscience de l’instinct, l’accomplissement d’une fin, la réalisation d’un type, l’exécution d’un plan. Ainsi aucune intelligence, autre que celle qui gouverne le monde, aurait pu prédire l’apparition de la vie ou celle des mammifères. L’ordre des phénomènes de la vie laisse donc une place pour des phénomènes surnaturels, c’est-à-dire qui n’arrivent pas en exécution de lois naturelles déterminées susceptibles d’être assignées à l’homme. La création des types organiques relève de tels phénomènes surnaturels.

Type et histoire naturelle

Les paragraphes quatre et cinq montrent que dans l’étude des êtres vivants, comme dans celle des phénomènes de l’ordre physique, se trouve la distinction capitale entre la Nature et le Monde, entre les lois et les faits, entre les choses qui ont une raison théorique et celles qui ne s’expliquent qu’historiquement. La cause des faits du monde est dans des faits antécédents, dans des faits que nous nommons historiques. L’histoire naturelle, principalement la paléontologie, montre l’histoire des types organiques et leur progrès d’ensemble. Les travaux de Cuvier ont montré la fixité absolue, la complète indépendance, et la rénovation soudaine des types de la Création organique. Ces types ont tous les caractères d’une loi que le législateur abroge et remplace selon ses vues. De ces observations, Cournot induit qu’on ne peut pas mettre en doute que la Création organique a un plan et que l’homme est au sommet de la Création actuelle.

La sélection naturelle

Les paragraphes 6 et 7, sur la base d’une polémique sur la définition de l’espèce, du genre et de la race, présente la théorie de la sélection naturelle de Darwin et tente de la réfuter. Pour Cournot, la théorie de Darwin se résume en ce que la Nature opère machinalement, par le seul effet de la concurrence vitale, un triage (ou sélection) des types, classes, ordres, familles ou genres naturellement produits. Il n’y aura donc plus rien d’étrange à soutenir que tous les êtres vivants sont issus de la même cellule primordiale. On conçoit que le caractère machinal de la sélection, qui s’oppose à l’instinct comme le mécanisme s’oppose au vitalisme, heurte Cournot. On s’étonne par contre, dans une étude des données de la science en philosophie, de l’utilisation d’arguments poétiques et religieux pour la réfutation. L’objection la plus sérieuse, et d’ailleurs qualifiée de décisive par Cournot, ressort de toutes les pages de la paléontologie qui n’offrent aucune trace des intermédiaires sans nombre dont la théorie de Darwin implique l’apparition successive. Et Cournot de conclure que c’est trop demander à un triage machinal que d’opérer le passage d’une classe zoologique à une autre. De proche en proche, on en viendra à n’appliquer le principe de la sélection naturelle qu’au passage d’un type à l’autre.

Psychologie et vitalisme : l’unité du genre humain

Le dernier paragraphe sert de transition à la section suivante. De même que les deux ordres du matérialisme et du vitalisme se touchent sans cesser d’être distincts et que la chimie organique est l’interface la plus développée mais n’est pas la biochimie, l’ordre du vitalisme et celui de l’homme se touchent aussi, la psychologie animale étant l’interface la plus développée, mais n’étant pas la psychologie humaine. Le paragraphe va donc décrire la partie de la psychologie humaine qui relève de l’ordre du vitalisme. C’est le cas pour un fond de pratiques superstitieuses et religieuses, pour le culte des morts, celui des bons et des mauvais esprits, pour la croyance à une autre vie, à la vertu des sacrifices et des talismans, à la magie et aux sortilèges, qui se ressemblent d’une manière frappante chez toutes les peuplades que nous appelons sauvages et accusent une communauté d’instincts natifs, une identité dans les caractéristiques psychiques ou intellectuelles de toutes les variétés de l’espèce, de toutes les races comprises dans le même genre naturel. Cournot ajoute que l’argument ne serait pas détruit si l’on prouvait que certaines races humaines sont incapables de s’élever au niveau intellectuel où d’autres sont parvenues. Et il conclut que de quelque argument scientifique qu’on appuie la doctrine de l’unité de l’espèce humaine, la philosophie s’en accommode trop bien, à tous les points de vue, pour ne pas prendre acte avec empressement de cette concession ou de cette confession de la science, et s’accommoderait mieux encore de l’unité du genre humain.

3 : Transition

Avec le premier paragraphe de la troisième section, c’est toute la tétralogie cournotienne qui s’organise. Cette section nous fait entrer dans un nouveau règne : celui de l’homme. En effet, le spectacle de la civilisation progressive est tout autre que celui de la zoologie. En face de l’action de l’homme sur la Nature vivante, il s’agit d’opposer au règne de la Nature le règne de l’homme, qui d’ailleurs ne se maintient qu’au prix d’une lutte incessante. Cournot fixe d’abord la limite entre ces deux règnes : la psychologie commune aux animaux et aux hommes, et les races encore "dans l’état de nature" sont considérées comme appartenant au règne de la Nature, tandis que la civilisation et ses œuvres font entrer dans le règne de l’homme.

Cournot distingue ensuite deux pôles dans le règne de l’homme. Les œuvres de la civilisation ont un caractère méthodique, logique et rationnel, trois adjectifs qui caractériseront plus tard la raison pure. Mais si ces caractères sont du domaine de la raison, ils ne suffisent pourtant pas à définir une œuvre raisonnable. Si la raison produit des lois, le gouvernement n’est pas pour cela plus raisonnable. L’ordre du rationnel se porte plutôt sur la condition instrumentale, sur l’expression formelle de la pensée (c’est-à-dire la raison pure), tandis que l’ordre du raisonnable prend en compte le fond et les propriétés intrinsèques de la chose pensée (c’est-à-dire le domaine du matérialisme et du vitalisme en plus de celui de la raison pure). Si la raison parvient à dégager l’idée pure de son enveloppe sensible, c’est aidée de toutes les ressources du langage, c’est-à-dire d’une expression non formelle, et l’apprentissage du langage se fait d’instinct, selon l’impulsion de la nature. Donc, de même qu’il y avait deux pôles dans le règne de la Nature, celui de la matière et celui de la vie, on voit se dessiner les deux pôles du règne de l’homme : celui de la raison pure, la raison logique, méthodique, rationnel, et celui de l’instinct, mais un instinct déjà moins sûr que celui de l’animal. Les deux pôles vivants de la Nature et de l’homme se rejoignent dans leur caractère essentiel de passer par des périodes d’accroissement et de déclin, tandis que le matérialisme et le rationalisme, au-dessous et au-dessus, comportent la durée indéfinie et dans certains cas le progrès indéfini.

Enfin Cournot rejette la classification des sciences de Comte. S’il accepte sa vision du matérialisme et de la biologie, il refuse celle de la sociologie comme aboutissement de l’histoire des sciences, car pour Cournot la sociologie est née au moins avec Aristote. Cournot refuse la linéarité de Comte. La raison est au-dessus du vivant, la matière en dessous. Mais la raison et la matière sont reliées par leur immortalité : le modèle est plutôt circulaire. À chaque étape il y a un changement d’ordre.

Cette troisième section est alors définie comme l’étude des conditions et des formes sous lesquelles s’opère le passage du pur vitalisme au rationalisme pur. Le deuxième paragraphe, des raisons de faire passer l’étude psychologique des sociétés humaines avant celle de l’homme individuel, justifie l’organisation de la section (les paragraphes 3 à 6 traitent de la société, les paragraphes 7 à 10 de l’individu) en montrant que l’essence même du pôle vivant du règne de l’homme est d’être social, donc que dans l’ordre des faits humains, ce qui continue la trame scientifique, c’est l’étude de la vie sociale et de ses organes, plutôt que l’étude des facultés de l’homme individuel.

L’idée pure qui s’attache au mot vie est l’idée d’un principe d’organisation instinctive.

C’est le langage dont on a déjà vu le rôle essentiel dans l’œuvre de la raison, et dont on a rappelé le caractère instinctif de l’apprentissage, qui est d’emblée le premier argument : on ne peut rendre compte du développement de l’homme individuel si l’on n’a continuellement égard à l’influence du milieu social au sein duquel il se développe. Les langues sont le produit de la vie sociale, non de la vie individuelle. Les sociétés humaines, dès qu’elles ont pris un commencement d’organisation, deviennent des êtres qui vivent à leur manière sous l’emprise de lois communes à tous les êtres vivants. Il y a donc une sorte de vie pour ces êtres collectifs qu’on appelle des races, des peuples, des nations. Vie qui a ses fonctions et ses organes, et qui tend inconsciemment ou avec une conscience très obscure à des fins qui lui sont propres.

Vient ensuite la dialectique entre l’individu et la société : si parfois les facultés supérieures de l’individu agissent puissamment sur la société, il arrive plus souvent que la société réagisse sur l’individu en tirant de ses facultés tout ce qu’elles peuvent donner. La spécialité des fonctions et des organes de tout organisme, végétal, animal ou social, est plus manifeste dans l’organisme complet que dans une cellule déterminée. L’histoire de la psychologie individuelle nous montre que des caractères qui semblent fondamentaux sont liés à une époque, comme la foi, tandis que l’histoire des sociétés humaines présente des constantes atemporelles.

Éléments de la vie sociale

Les quatre paragraphes suivants vont présenter les quatre éléments de la vie sociale qui, dans l’ordre des faits humains, continuent la trame scientifique et donc présentent un caractère d’universalité : les langues, les religions, le droit et les institutions juridiques, la politique.

Langue

Le chapitre sur la langue est une description de la langue en tant que tissu vivant. La langue est d’abord le produit instinctif de l’organisme social. Il n’y a donc pas d’ethnographie sans linguistique. L’instinct populaire conduit les langues à un degré de perfection organique tel qu’elles se prêtent à la culture réfléchie de toutes les facultés supérieures de l’homme, en particulier celles du langage : la grammaire, la littérature et la linguistique. Cependant, il doit arriver que les caractères de la langue, en imprimant au travail de l’esprit une direction particulière, fortifient en lui certaines aptitudes ou en paralysent d’autres.

La linguistique a positivement montré que la langue est le produit d’un travail instinctif, d’une énergie vitale, et non le produit des facultés supérieures de l’homme. L’expérience montre dans la production de la langue un principe d’identité - les objets sont naturellement nommés - et un principe d’unicité - un seul nom pour le même objet.

La langue se transmet instinctivement à l’enfant, mais cet instinct est social et non biologique. Recueillez des enfants au berceau et transportez-les au sein d’une population étrangère : ils en apprendront la langue et la parleront comme ceux dont elle est, au sens propre du mot, la langue maternelle.

La langue populaire, la langue de l’instinct, est la langue franchement vivante. Elle ne se confond pas avec la langue littéraire ou cultivée. La vie préside au travail incessant de développement et d’entretien dont la langue est l’objet, jusqu’à l’heure du dépérissement, ou jusqu’à ce que, perdant toute plasticité, elle ait cessé d’être un organe pour devenir un engin, un outil, ainsi qu’il arrive à la dent de l’éléphant devenant défense. Le propre des langues littéraires est d’avoir un âge d’or. Le déclin doit venir ensuite par une double raison : l’une tient à ce que la langue s’altère en perdant de son originalité, l’autre tient au besoin des artistes de faire autrement.

Religion

Les instincts religieux sont presque aussi naturels à l’homme que la parole. La longévité des religions est ce qui se rapproche le plus de la longévité des langues. Des religions très différentes ayant la même longévité, il faut bien chercher la raison de cette longévité dans un ordre de faits naturels ou purement humains. Comme pour la langue, c’est la religion populaire, instinctive, qui porte la vitalité de la religion, et non pas la religion des théologiens. Cette vitalité est le résultat d’un besoin permanent de croyances, et non celui du sens du dogme des théologiens. Toute critique philosophique de la religion qui en reste à ses significations dogmatiques est donc stérile.

En conséquence de quoi, la religion ne saurait être seulement une invention de la politique. Le prosélytisme religieux dépend d’abord de l’action des croyances populaires, instinctives, de l’innéité des instincts religieux. D’autre part, si le pouvoir civil doit rester neutre dans les débats théologiques ou dogmatiques, il manquerait à ses devoirs en refusant toute protection, tout soutien à l’institution religieuse, sous prétexte de lui rendre toute son indépendance. Car il proclamerait par là que la religion est absolument étrangère aux fonctions de la vie sociale ; qu’elle n’existe que pour l’individu.

La chute des religions nationales et l’établissement des grandes religions prosélytiques qui appellent à elles tous les hommes sans distinction de castes, de races ou de nationalités, est l’événement le plus considérable dans l’histoire de l’humanité. Non seulement des religions prosélytiques en très petit nombre ont fait prévaloir leur domination sur l’immense majorité de la famille humaine, mais l’une d’entre elles a si exceptionnellement présidé à l’enfantement du monde moderne et à l’avènement d’une civilisation supérieure, élaborée au sein des nations européennes, que l’on ne sait s’il convient mieux de parler de civilisation européenne ou de civilisation chrétienne.

Mais la supériorité scientifique de la religion chrétienne n’en fait pas l’aboutissement nécessaire de toute religion : nous avons parlé dans ce paragraphe des religions et non de la religion, et changer de point de vue serait se placer en dehors de toute expérience historique.

Droit

Le jurisconsulte voit dans la propriété foncière le soutien solide de toutes ses abstractions, la garantie réelle de tous les autres droits, et il ne néglige rien pour l’entourer de privilège et de protection. Avant d’être individuelle, la propriété est le fait des sociétés humaines. Le jurisconsulte doit découvrir ses lois. Elles sont celles d’un organisme vivant. Entretenir l’homme de ses devoirs est la tâche du moraliste et du prédicateur ; lui faire connaître ses droits, une fois les lois découvertes, est celle du jurisconsulte et du publiciste. Mais il ne faudrait pas croire que le droit est fondé sur la loi. C’est plutôt la loi dont l’autorité se fonde sur le droit reconnu du législateur. C’est-à-dire que le droit est fondé dans l’organisme social même, et la loi n’est que l’expression de sa mise à jour.

Ce corps de doctrine, Leibniz le plaçait presque au niveau de la géométrie. D’où la tendance presque naturelle du droit de se défaire de son origine organique pour devenir une construction individuelle, une construction de la raison pure. Le droit de la propriété évolue vers un droit économique. Le point de vue de l’économiste diffère presque toujours de celui du jurisconsulte. Les lois qu’il découvre ou qu’il croit découvrir sont celles d’un mécanisme, non d’un organisme vivant.

C’est le symbole qui est le garant du caractère organique du droit. Mais il est de la nature des symboles, des formules ou des formes juridiques, de perdre de leur vertu expressive, comme les mots et les figures de la langue. Quand le sens primitif du symbole est perdu de vue, il tombe en désuétude ou dégénère en une vaine cérémonie ; et l’on peut craindre qu’il n’en arrive ainsi un jour au dernier symbole juridique, le serment. Le bel âge de la jurisprudence est passé, comme à d’autres époques a passé le bel âge de la langue, de la littérature, de l’architecture et des arts plastiques.

Il y a alors inversion du rapport du droit et de la loi : le droit devient fondé sur la loi. Il prétend à l’universalité. Pourtant l’expérience montre que plus un droit a de singularité, plus on s’y attache. Voilà pourquoi il ne faut pas attendre grands effets d’une déclaration des droits de l’homme ni de l’appât d’une égalité devant la loi ou devant le droit. Quel que soit d’ailleurs le degré de perfection logique de la jurisprudence, il doit toujours rester une place à ces jugements que Leibniz appelle inexplicables. C’est ainsi que reparaissent l’arbitrage du juge et sa fonction proprement humaine.

Politique

La politique se caractérise en ceci que si la plupart des hommes s’en rapportent volontiers aux jurisconsultes en matière de droit civil, comme aux savants en matière de sciences, peu d’entre eux résistent à la tentation de faire de la politique, et qu’après la religion, rien ne parle davantage à leur imagination, rien ne les passionne et ne les divise plus. C’est déjà un premier argument contre un fondement rationnel de la politique. La politique est l’œuvre de la partie instinctive de l’esprit humain. Un deuxième argument va consister dans la critique historique du contrat social : l’histoire offre plusieurs exemples, non de contrat social au sens de quelques rêveurs, mais de contrat fédéral entre des peuplades, des cantons, des cités que rapprochaient déjà leurs intérêts ou leurs traditions, et qui s’unissent plus étroitement dans un but agressif ou défensif.

Le problème politique se résout donc non par la logique et la théorie mais par l’expérience et les expédients. La politique n’est pas le produit de la raison pure d’un individu mais celui du tempérament de l’organisme social. Les solutions techniques, comme les conditions du vote, le suffrage universel, la pondération des pouvoirs ou le mécanisme du gouvernement, sont donc conventionnelles et non rationnelles ou universelles. Cournot prend implicitement l’Angleterre comme exemple, qu’il oppose au régime français du second empire : tel peuple possède un gouvernement vraiment mixte et modéré, non parce que le gouvernement se compose d’un roi, d’une chambre de seigneurs et d’une chambre élective, mais parce qu’il y a dans le tempérament du peuple trois instincts ou dispositions natives très reconnaissables : le culte de la royauté, le respect des supériorités sociales, l’amour de l’indépendance personnelle.

Facultés de l’homme individuel

Les deux paragraphes suivants étudient les facultés de l’homme individuel qui continuent la trame scientifique : l’histoire et la détermination volontaire.

Histoire

L’histoire se situe entre deux pôles : celui des phénomènes qui s’enchaînent trop peu, trop irrégulièrement, trop indépendamment les uns des autres, et celui des phénomènes qui s’enchaînent trop étroitement, de façon trop attendue. Les événements de ces deux pôles ne peuvent constituer une histoire comme nous l’entendons ordinairement. L’histoire n’est ni une succession de hasards, comme les chroniques des prêtres de l’antiquité et des moines du Moyen Âge, ni une succession d’événements mécaniquement reliés entre eux. L’histoire des sciences est un bon exemple de ce qu’est l’histoire. Les découvertes des lois, qui sont le fruit de fortes individualités, relèvent du hasard, puis vient le temps où les sciences avancent en vertu de certaines nécessités théoriques par le travail collectif et presque anonyme d’une ou plusieurs générations.

L’histoire ne se soucie pas seulement des conditions de possibilité que nous venons de décrire. Elle est surtout le théâtre des grandes individualités. Les peuplades sauvages, comme les générations de scientifiques pris dans la nécessité des découvertes de leurs illustres prédécesseurs, ne sont pas dignes d’histoire. Les personnages dignes de l’histoire, guerriers, législateurs, prophètes, fondateurs de religions et d’empires, sont ceux qui gouvernent l’aveugle instinct des masses. On pourrait y ajouter les scientifiques qui déterminent les forces aveugles de la nature dont l’instinct des masses fait partie.

La tâche de la psychologie devrait principalement consister à nous bien expliquer comment la vie du corps social se reflète dans l’éducation de l’individu ; celle de l’histoire à nous montrer comment des hommes supérieurs agissent sur la société. La nation qui compterait sur le maître d’école pour recouvrer la supériorité perdue, risquerait fort de se repaître d’illusions. L’instruction ne fera ni les génies, ni les héros, ni les saints.

L’histoire de la civilisation d’un peuple n’est donc pas autre chose que l’histoire de ce peuple, traitée seulement d’une manière plus large que chez les historiens uniquement préoccupés de la politique ou de la maîtresse roue qui leur paraît conduire tout le reste, quoiqu’en réalité ce soient souvent les autres rouages qui la conduisent.

Il faut du temps pour que les raisons essentielles prévalent sur les accidents fortuits et pour que les grandes lignes des événements se dessinent, malgré les brisures et les inflexions qu’elles subissent sous l’influence de causes passagères.

Détermination volontaire

Le plus important des faits psychologiques c’est de pouvoir faire une chose ou son contraire sans contrainte. C’est la notion de détermination volontaire. L’homme sait qu’il fait une chose volontairement parce que tel est son bon plaisir. Mais d’où vient ce plaisir et quelle cause ou quel enchaînement de causes détermine sa volonté ? Voilà ce que l’observation psychologique ne peut nous apprendre.

Lorsque nous nous déterminons, soit pour un motif d’intérêt bien entendu, soit d’après ce que nous prescrit une loi à laquelle il serait criminel ou insensé de désobéir, nous cédons à une raison déterminante plutôt qu’à une cause au propre sens du mot. Selon Descartes, l’homme n’est jamais plus libre que quand il voit clairement ce qui est vrai, ce qui est bon, sans être en peine de délibérer quel jugement et quel choix il doit faire. C’est-à-dire qu’il n’est jamais plus libre que quand sa volonté est le plus rigoureusement déterminée.

Quand les circonstances nous obligent à nous déterminer rapidement, ce qui implique que nous nous déterminons sans réfléchir, nous nous contentons d’un aperçu vague que nous suggère notre expérience ou la routine, et dès lors le fait psychologique peut réintervenir.

Avec plus de recul, la décision se fera avec ce qu’il y a de plus intime et de plus persistant dans notre être, avec notre caractère, avec notre moi, tel que l’ont fait la naissance, l’éducation, les rencontres de la vie, toutes les causes extérieures au moi. L’idée du libre arbitre n’est donc que l’idée du moi, en tant qu’elle s’applique à la décision des cas perplexes où la volonté est en jeu, le plus souvent malgré elle, c’est-à-dire à la décision des cas où, suivant Descartes, la liberté de l’agent est en réalité à son minimum. De sorte qu’il serait aussi juste, plus juste peut-être, de dire que l’idée du moi ou de la personnalité est le fondement de l’idée du libre arbitre, que de dire avec Maine de Biran que l’idée d’une détermination libre est le fondement de l’idée du moi.

Selon Kant nous sommes en présence d’une contradiction flagrante, d’une antinomie. D’un côté nous avons ou croyons avoir le sentiment intime de notre liberté et de notre responsabilité. D’un autre, plus nous approfondissons l’étude des faits naturels, plus nous avons de motifs de croire qu’il existe un enchaînement rigoureux des causes et des effets. Mais, pas plus dans un cas que dans l’autre il n’y a antinomie. Il y a seulement lutte de la raison contre une illusion causée par le mutisme du sens et entretenue par l’habitude. L’antinomie n’est pas seulement où Kant la place, elle se montre dès le seuil de la vie organique, à chaque début de développement d’un vivant. Ou plutôt il n’y a pas d’antinomie : il y a un mystère qui n’est autre que le mystère de la vie.

La psychologie est-elle une science ?

Les paragraphes précédents ont montré que l’étude de la détermination volontaire chez l’homme individuel est utile pour l’étude des conditions et des formes sous lesquelles s’opère le passage du vitalisme au rationalisme. Il s’agit maintenant de montrer qu’il n’y a pas d’autre étude de l’homme individuel utile et pour cela de réfuter la possibilité d’utiliser les données de la psychologie. Pour cela, Cournot reprend toutes les caractéristiques de la méthode scientifique, expérimentale et inductive, pour montrer que la psychologie ne peut pas atteindre le rang de science positive.

La psychologie ne peut pas être une science expérimentale. Elle ne reste qu’une science d’observation. Elle n’a qu’un seul instrument d’observation : le langage. Or celui-ci est un instrument très imparfait. Il faut employer le langage pour analyser un produit dont le langage est un des facteurs. On voudrait opérer sur l’entendement humain comme sur une table rase, et pour cela, on emploie le langage qui conserve la trace de tout le travail intellectuel des générations antérieures ! Enfin la vérification est un élément fondamental pour fonder la science sur des faits positifs. Celle-ci s’avère impossible en psychologie.

D’autre part, l’argument de Cousin en faveur de la psychologie, c’est que l’on peut individuellement, par la raison pure, accéder à la raison instinctive. C’est tout à fait contraire à la théorie de Cournot, pour qui pas plus l’anatomie ne nous renseigne sur l’embryologie, pas plus l’observation de la conscience adulte n’est propre à nous renseigner sur l’état primitif et rudimentaire de la conscience. Le domaine de l’organisme social n’est pas celui du rationalisme.

Cousin aboutit à la théorie que le fait de conscience, actuel ou primitif, se résout en trois éléments : l’idée de l’infini, celle du fini, et celle du rapport de l’infini au fini. Ce qui de nouveau est contradictoire avec la théorie de Cournot pour qui la conscience populaire n’a pas l’idée de l’infini. Il existe une conscience populaire comme une langue populaire et une religion populaire. L’idée du fini ne provoque donc pas nécessairement l’idée de l’infini. Ces spéculations sont celles des philosophes. De nouveau, ce sont des spéculations du domaine de la raison pure. Jeter le fameux pont du subjectif à l’objectif n’est possible qu’en fondant la critique philosophique sur les mêmes bases qui servent de fondement à toute espèce de critique.

Heureusement pour les amateurs, la logique élémentaire (ou la théorie du syllogisme) et la logique supérieur (ou la critique de l’entendement humain) ne dépendent pas plus de la psychologie que l’enseignement de la musique ne dépend des recherches de l’anatomiste et du physicien.

Division psychologie empirique et psychologie rationnelle

Puisque des philosophes distingués se sont mépris sur la nature et sur les ressources de la psychologie au point d’en faire le pivot de leur système, il faut qu’ils l’aient confondue avec quelque chose qui y tient de près, avec ce qu’on appelait, dans les premières années du siècle actuel, l’idéologie, et ce que nous pouvons appeler la logique. Cournot va donc montrer où se trouve la limite entre les deux, c’est-à-dire la limite entre une psychologie empirique et une psychologie rationnelle.

Le fait psychologique capital, c’est que sans le secours de signes nous ne pouvons penser avec quelque peu de suite ou de succès. De ce fait, certains ont pensé que les objets physiques n’étaient que des idées, des faits psychologiques. L’expérience scientifique démontre aisément le contraire. La question est moins simple pour l’arbre ou le poisson. Dans ce cas l’objet sensible, celui dont l’esprit peut garder l’image, est un individu, un exemplaire du type ; le type même auquel s’applique la dénomination générique n’a qu’une existence idéale, et pourtant l’esprit ne le crée pas à sa fantaisie. Le cas de la géométrie est plus délicat encore. La géométrie d’Euclide repose sur les deux idées de la ligne droite et du cercle. La notion de ligne droite et de distance de deux points est chez nous spontanée, instinctive : elle relève donc du champ de la psychologie empirique. Mais une fois le seuil franchi d’un pareil recours au fait psychologique, toute la géométrie consiste en raisonnements et en constructions idéales où la psychologie n’a rien à voir : on la répute à bon droit une science éminemment rationnelle. Des progrès de la philosophie naturelle, il faut conclure un accord des plus remarquable entre les lois fondamentales de la Nature et les données fondamentales de l’esprit humain. Et quoique la capacité d’avoir des idées soit un fait psychologique, tirer de telles conséquences de nos idées, c’est dépasser de beaucoup le champ de la psychologie.

Il en va de même pour la morale. Malgré tout ce qu’il peut y avoir d’étrange dans un rapprochement entre la géométrie et la morale, nous ne craindrons pas de dire que l’on ne réussit guère mieux à définir l’idée du juste ou du droit dans le sens moral, qu’à définir l’idée de la ligne droite. La définition rebattue "ne pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît" ne résiste pas à la critique. Mais si la raison conçoit qu’un être puisse être privé du sens moral, elle se garde bien d’en conclure que la chose perçue n’est qu’une affection de l’organe, et qu’elle cesserait d’exister s’il n’existait plus d’organe capable de percevoir. Tout en reconnaissant ainsi à l’idée de morale une valeur rationnelle supérieure à celle d’un simple fait psychologique, nous sommes bien forcés d’avouer qu’elle ne trouve point, comme le concept géométrique, son contrôle ou son critère dans l’explication scientifique des phénomènes naturels. Tout ce que l’expérience peut nous apprendre, c’est qu’il est de l’intérêt bien entendu des individus et de la société, que les individus conforment leur conduite aux règles morales gravées dans la conscience humaine, et qui apparemment auraient été données à l’homme comme ont été données à toutes les espèces vivantes les instincts sans lesquels n’auraient pu se conserver les individus et les espèces. Malheureusement, il n’y a guère moyen d’admettre que la règle morale, dans la forme absolue sous laquelle la raison la conçoit soit pratiquement ni même théoriquement applicable aux sociétés humaines. Si l’on peut dire à la personne de résister jusqu’à la mort et jusqu’aux plus cruelles tortures, on ne peut pas le dire à un peuple, à une nation. Il n’est point dans la Nature qu’un peuple se suicide, ni qu’il se fasse trappiste !

Le modèle de Cournot

Cette limite marque la séparation entre cette section et le rationalisme. Il va permettre de finir d’organiser de manière dynamique la tétralogie cournotienne selon une représentation à peu près conforme au schéma suivant :

Le premier mouvement de Cournot (matérialisme, vitalisme, psychologie empirique, rationalisme) considère que des faits psychologiques préparent ou font éclore les conceptions de la raison pure. Le corps des sciences biologique est intercalé entre les sciences physiques et les doctrines rationnelles, ce qui maintient la transition de la psychologie empirique à la psychologie rationnelle.

Le mouvement de Comte est intégré (rationalisme, matérialisme, biologie, psychologie empirique) : la vérité logique ne dépend en aucune façon du fait psychologique donné par l’observation, tandis que les principes de la raison pure président à toute construction scientifique, et que notamment la géométrie contient la raison de la physique. Les sciences rationnelles constituent la première assise scientifique, celle sur laquelle toutes les autres reposent et qui a été effectivement bâtie la première.

Deuxième mouvement de Cournot : la psychologie empirique est séparée de la logique ou de la psychologie rationnelle par toute l’épaisseur des sciences (psychologie empirique, sciences expérimentales, rationalisme).

Le dernier paragraphe de l’ouvrage définira le transrationalisme qui apparaît comme le dernier mouvement de ce modèle.

4 : Rationalisme

Du domaine de la raison pure

Le domaine de la raison pure est celui des vérités absolues qui s’imposent à l’esprit par leur évidence même ou parce qu’elles découlent nécessairement d’autres vérités nécessaires (à la différence des vérités contingentes que nous connaissons par l’observation et l’expérience).

Les mathématiques sont du domaine de la raison pure. Elles sont composées de l’arithmétique, fondée sur l’idée du nombre, l’idée la plus simple, la plus précise et la plus pure ; et de la géométrie, art de raisonner juste sur des figures mal faites. Tout en procédant de la raison seule, les mathématiques admettent le perpétuel contrôle de l’expérience. C’est pourquoi elles sont une science rationnelle (ce qu’on pourrait aussi dire de la jurisprudence et de la logique) et une science positive aussi bien que la physique ou la chimie.

L’appareil syllogistique sert très peu à l’avancement de nos connaissances dans le domaine de la raison pure, pas plus que dans les sciences empiriques. C’est ce que Kant a nommé synthèse a priori qui va permettre cet avancement.

Raison et hasard

Raison, logique et cause

Avant de reprendre la notion de hasard, déjà introduite dans la section sur le matérialisme, Cournot distingue entre la logique et la raison. Il est plus conforme à l’usage moderne de préférer le terme d’origine grecque (logos) lorsque l’attention se porte plutôt sur la condition instrumentale, sur l’expression formelle de la pensée, et le terme latin d’origine (ratio), quand on a en vue le fond et les propriétés intrinsèques de la chose pensée. La seule logique, avec sa froide nécessité et son déterminisme absolu, ne saurait rendre compte de la vérité des choses. L’ordre logique c’est celui de la seule démonstration. Pour qu’il s’identifie à l’ordre rationnel il faut qu’il y ait en plus idée, mesure ou graphisme, c’est-à-dire trois formes de synthèse a priori. L’ordre rationnel c’est celui de la démonstration et de la synthèse a priori. L’ordre logique c’est celui d’une raison pure qui se croirait affranchie de la psychologie empirique, donc de tout vitalisme. On risque de s’éloigner d’autant plus de la raison que l’on serre la logique de plus près. Les exemples de ce dangereux écart se trouvent typiquement dans les éléments de la vie sociale : en religion, en politique, dans la morale et dans le droit.

Cette première distinction précisée, celle entre cause et raison peut intervenir. L’idée de la raison des choses a bien plus de généralité et est l’idée régulatrice au critère de laquelle doit être soumise l’idée même de cause, si l’on tient à en fixer la portée et à en apprécier la valeur. En effet, la science n’a aucun moyen d’atteindre, ni la cause première et la soudaineté de son action créatrice, ni les causes secondes et leur lente action formatrice. Quand le principe de causalité ne peut plus fournir le fil conducteur de l’investigation scientifique, le principe de la raison des choses s’offre pour y suppléer. La raison fournit le sens et la finalité.

Hasard et probabilité mathématique

L’exemple de l’histoire montre la disproportion entre les causes et les effets et cette disproportion fait intervenir l’idée du hasard. La question du hasard consiste à savoir si ce mot répond à une idée qui a sa consistance propre, son objet hors de nous, et ses conséquences qu’il ne dépend pas de nous d’éluder, ou s’il n’est qu’un vain son, qui, comme l’ont dit Bossuet et Laplace, nous servirait à déguiser ou à couvrir l’ignorance où nous serions des véritables causes.

Pour Cournot, le mot hasard n’est pas sans relation avec la réalité extérieure. À partir d’exemples, Cournot montre que le hasard exprime l’idée de l’indépendance actuelle et de la rencontre accidentelle de diverses chaînes ou séries de causes. Ainsi, il suffirait qu’il y eût deux lois, parfaitement indépendantes l’une de l’autre, pour que l’on dût faire une part à la fortuité dans le gouvernement du monde.

La prérogative d’une intelligence supérieure serait non pas de supprimer la théorie rationnelle ou mathématique du hasard et l’application de cette théorie aux faits naturels, mais de pousser plus loin la théorie et surtout d’en faire des applications plus sûres, en ne se méprenant jamais sur le degré de solidarité et sur le degré d’indépendance.

Les jeux de hasard ont fourni à la théorie mathématique du hasard l’occasion de se développer. Cette théorie des probabilités mathématiques et du calcul des probabilités est une science positive comme la géométrie : elle comporte aussi une vérification empirique.

Il est, sinon mathématiquement, du moins physiquement impossible qu’aucune de nos mesures ne soit prise avec une exactitude rigoureuse, attendu qu’au-delà d’une certaine limite de précision variable selon le genre de mesure, les sens aussi bien que les instruments construits de main d’homme, nous font défaut. Possible dans l’ordre des conceptions abstraites ou mathématiques, le fait est impossible dans la réalité physique, à titre de phénomène ou d’événement. Ce genre d’impossibilité est comme la sanction effective et pratique de toute théorie du hasard. La Nature s’en contente et au besoin s’y fie pour assurer la conservation de ses types, la constance de ses lois, en un mot pour atteindre le but qu’elle veut atteindre.

Le problème de la connaissance

Induction

C’est par induction que le principe de l’induction et de l’analogie est démontré. Induction à partir des données de la physique, de la chimie et de la biologie. Essentiellement la physique et l’astronomie pour l’induction. Essentiellement la biologie et la chimie pour l’analogie. L’analogie est du domaine du devenir, tandis que l’induction est du domaine de l’être. L’analogie est une relation temporelle tandis que l’induction est une relation intemporelle.

L’induction consiste à tirer de l’expérience infiniment plus qu’elle ne semble de prime abord pouvoir donner, à tirer une loi de l’expérience qui ne donne qu’un fait, à tirer l’infini du fini. C’est la simplicité de la loi et le nombre d’expériences qui la confirment qui concourent à donner confiance dans la découverte. Ceci parce que le physicien part de l’idée qu’il est mathématiquement peu probable qu’une relation si simple subsistât s’il ne s’agissait d’une loi qui régit effectivement le phénomène dans sa continuité. La simplicité de la relation apparaît tellement exceptionnelle, que sa répétition ne peut s’expliquer qu’en généralisant la relation. C’est donc dans la théorie du hasard qu’on trouve la vraie définition de l’induction, la justification ou la critique du jugement par induction.

Bien que les géomètres puissent toujours trouver une loi mathématique propre à relier les résultats de toutes les expériences, c’est-à-dire une formule d’interpolation, sur le terrain de l’expérience proprement dite, on peut multiplier et varier autant qu’on le veut les vérifications, de manière à ne laisser subsister aucun doute de l’existence de la loi. Voilà ce qui donne à l’induction la valeur d’une preuve contraignante, et aux sciences expérimentales fondées sur l’induction le caractère de sciences positives. Cependant, il n’en est plus de même dans les sciences d’observation. C’est alors la simplicité de l’hypothèse, son adaptation à des phénomènes ignorés des inventeurs de l’hypothèse, ou qu’on n’a même découvert qu’en se laissant guider par l’hypothèse, qui nous porte à voir dans cette hypothèse l’expression d’une loi de la Nature.

Analogie

Dans le jugement par analogie il s’agit de remonter à l’anneau commun ou à l’ancêtre commun pour trouver dans la communauté de descendance la raison des ressemblances ou des communautés de caractères. En d’autres termes, il s’agit d’appliquer l’idée des classifications naturelles ou de la subordination naturelle des types et des caractères. Il ne faudra donc pas prendre pour des caractères essentiels du genre ceux qui ne seraient communs à toutes les espèces que par une association fortuite ou accidentelle : ce qui suffit pour montrer comment le jugement par analogie se rattache à la notion de hasard, et peut, quant à sa vraisemblance, dépendre du nombre des espèces connues et du nombre des caractères qu’elles possèdent en commun.

Les analogies sont loin d’avoir autant d’évidence les unes que les autres et conséquemment les anticipations de l’expérience, les jugements a priori, fondés sur l’analogie, sont loin d’avoir le même degré de probabilité ou de vraisemblance.

Témoignages

La question des témoignages va, elle aussi, se diviser en deux domaines : celui de l’être et celui du devenir.

Pour un nombre très considérable de témoins, il faudrait admettre que la vérité du fait témoigné est la raison de leur accord. Tel est le cas lorsqu’il s’agit de sites ou de monuments remarquables, c’est-à-dire d’élément matériel à caractère intemporel. Le principe statistique est que la probabilité que plusieurs discours disent la même chose sur l’existence ou non de quelque chose est telle que si tout le monde confirme, c’est que c’est vrai.

Faits historiques

Il en va tout autrement lorsqu’il s’agit d’un fait passé. Le petit nombre de témoins nous met hors du terrain de la probabilité mathématique. Le jugement que l’on portera devra être exempt de toute prétention à la précision numérique. Presque tous les faits historiques sont, quant aux motifs de crédibilité, dans des conditions qui rappellent celles de l’enquête judiciaire. Les caractères intrinsèques du fait donné comme historique et la facilité ou la difficulté de le relier à d’autres faits connus qu’il expliquerait ou par lesquels il serait expliqué d’une manière simple et naturelle, sont ce qui motive, plus encore que l’abondance ou la pauvreté des sources, la critique et la certitude historique.

Comparaison des diverses sortes de probabilités et de certitudes

La probabilité mathématique, l’induction, l’analogie, la critique des témoignages et des documents de l’histoire, ont cela en commun, qu’elles impliquent toutes plus ou moins l’idée de hasard, qu’elles en naissent pour ainsi dire, sauf à subir l’influence d’autres idées qui leur impriment leur forme particulière. D’abord très hasardées, comme le veut leur généalogie, elles sont capables de croître, de se fortifier, jusqu’au point de chasser tous les doutes dans l’esprit que ne gâte pas la contention sophistique.

La probabilité mathématique règle les faits auxquelles donne lieu la répétition indéfinie des épreuves du même hasard dans l’ordre des phénomènes naturels et dans les complications de la vie sociale. Si les probabilités, du genre de celles qui motivent le jugement par induction ou par analogie et l’autorité des témoignages ou de l’histoire, croissent avec le nombre des expériences, des ressemblances, des témoins, des documents, il faut principalement tenir compte de la simplicité avec laquelle les faits expérimentés, observés, témoignés, racontés, s’enchaînent et s’expliquent les uns les autres. Car selon Bossuet, reprenant saint Augustin qui lui-même reprenait saint Jean, Philon et Platon, le rapport de la raison et de l’ordre est extrême.

Cette préférence de la raison pour l’ordre est fondée tant sur l’observation des habitudes de la Nature que sur ce jugement a priori qu’il y a pour la loi la plus simple une raison intrinsèque. Du même jugement qui nous fait pressentir une vérité, résulte la garantie que nous sommes bien en possession de la vérité. Ici notre logique supérieure touche à l’esthétique. Comme le dit Bossuet : la beauté ne consiste que dans l’ordre.

Relatif et absolu

Si la connaissance implique un rapport entre le sujet et l’objet, tout changement de rapport implique un changement dans l’un ou l’autre des deux termes du rapport ou dans tous deux à la fois. Une connaissance absolue n’est donc possible qu’avec un objet absolument défini. Dans le cas de l’étude du mouvement, et particulièrement du mouvement des astres, si nous avions des points de repère de la fixité absolue desquels nous fussions certains, nous pourrions directement observer les mouvements absolus qui rendent raison des mouvements relatifs. Mais en l’absence de tels points de repère, lors même que tous les points auraient subi des déplacements relatifs, nous serions encore fondés à préférer, entre toutes les hypothèses que l’on peut faire sur les mouvements absolus, celle qui rend compte bien plus simplement des mouvements relatifs observés.

La comparaison de l’intellect au miroir, utilisée comme méthode de problématisation, permet d’aboutir à trois questions-hypothèses exclusives. 1) L’esprit humain est-il constitué de manière à saisir les rapports des choses tels qu’ils sont, sans les altérer essentiellement ? 2) Ou bien les lois de sa constitution, les instruments dont il dispose, la station d’où l’homme observe, le milieu qui l’enveloppe, influent-ils sur ses idées au point de lui donner une fausse notion des choses ou de rendre, soit impossible, soit incertaine, la connaissance de ce que les choses sont intrinsèquement ? 3) Ou bien enfin y a-t-il quelque moyen de démêler ce qui doit être proprement l’objet de notre connaissance, c’est-à-dire ce qui tient à la nature des choses extérieures, d’avec ce qui tient à la nature de notre entendement, telle qu’elle résulte de lois nécessaires, de dispositions congénitales ou d’habitudes acquises ?

Pour pénétrer plus avant dans le fond de vérité ou de réalité qui se cache sous les apparences cosmiques, il faudrait combiner le mouvement diurne de rotation de la terre, son mouvement annuel de circulation autour du soleil, le mouvement qui entraîne le système solaire tout entier, le mouvement commun à toute la nébuleuse ; sans que nous puissions jamais nous flatter de connaître le mouvement vrai d’une vérité absolue, pas plus que d’assigner des points de repère fixes d’une fixité absolue. Il est même très permis de penser avec Leibniz que cette fixité absolue des repères, cette réalité, cette vérité absolue des mouvements, sont de pures conceptions de notre esprit dont l’exemplaire n’a pas d’existence cosmique, dont le type même ne serait pas fondé en raison, vu qu’il serait au contraire de l’essence des idées d’espace, de temps, de mouvement, de n’exprimer que des relations.

On voit donc se dessiner un relativisme en relation avec les probabilités, relativisme des faits et des lois induites, mais relativisme relatif, et qui particulièrement concerne relativement peu la loi de l’attraction universelle.

L’apparence, le phénomène et le noumène

Selon l’étymologie, les mots phénomène et apparence ont le même sens, l’un étant pris à la source grecque, l’autre à la source latine : ce qui est dans notre langue une sorte de phénomène avec lequel nous devons maintenant être familiers. L’expérience montre que selon le sujet, l’objet peut-être apparence ou phénomène. Pour le voyageur le mirage est une apparence, pour le physicien des propriétés de la lumière, c’est un phénomène.

Kant a opposé au phénomène qui tombe sous nos sens externes ou internes (parmi lesquels figure la conscience du psychologue), le noumène qui n’est saisi que par l’intellect, et que l’imagination, cet arrière-sens, ne peut pas se représenter. Mais les sens et l’imagination laissés à eux-mêmes sont très sujets à se prendre à l’apparence. Pour distinguer le phénomène de l’apparence ils ont besoin d’être guidés par la raison. Il y a donc du noumène jusque dans le phénomène, en tant que la raison a seule la vertu de le distinguer de l’apparence, d’après les caractères qui tombent sous l’œil de la raison et qui peuvent ne pas tomber sous les sens. À proprement parler, il faudrait réserver le nom de noumène à ce dont l’esprit a l’idée sans avoir aucun moyen de s’en former une image.

Kant était autorisé à dire que les corps, l’espace, le temps, le mouvement n’ont qu’une existence phénoménale, sous le voile de laquelle l’esprit conçoit une réalité absolue, intrinsèque, qui lui reste et lui restera toujours cachée. Son tort est d’avoir soutenu, parce qu’on ne peut administrer la preuve logique ou mathématique que les notions d’espace et de temps ont une réalité extérieure, que ces notions ne sont que des formes de notre sensibilité, des catégories de notre esprit, d’où nous ne pouvons rien préjuger de ce que les choses sont en elles-mêmes, abstraction faite de notre manière de les sentir. Ainsi Kant nie la valeur externe des idées qui sont le fondement de la philosophie naturelle, comme Pyrrhon niait en théorie l’existence des corps, sauf à y accommoder la pratique, ou comme Descartes lui-même refusait d’y croire, à moins d’avoir Dieu et sa véracité pour garants.

Kant n’en a pas moins eu une pensée lumineuse et vraiment philosophique, quoi qu’il en ait fait des applications contestables : celle de rechercher des antinomies qui nous inclineraient à croire, sinon que telles de nos idées sont fausses et dépourvues de toute réalité extérieure, du moins qu’elles ne sont vraies que d’une vérité relative et ne nous éclairent pas suffisamment sur le fond des choses.

Critique de nos idées

L’idée de substance, avec sa valeur absolue, nous égare et nous jette dans des voies sans issues dès que nous voulons aller plus loin et affirmer quelque chose de l’essence ou de la substance des corps. Au contraire l’idée de la raison des choses éclaire tout, coordonne tout et guide le géomètre, le physicien, le naturaliste, le moraliste, le politique et l’historien. L’idée de la raison des choses revient à concevoir un ordre dans les choses ; nous jugeons de la valeur d’une conception rationnelle par le mérite de l’ordre quelle met dans les choses ; il s’ensuit que l’idée d’ordre est nécessairement le fil conducteur du philosophe dans la critique de toutes les autres idées.

L’idée d’ordre, seule entre toutes, possède bien ce caractère éminent de pouvoir se critiquer elle-même en même temps qu’elle critique les autres. L’idée de l’ordre rationnel ou de la raison des choses a donc bien, à l’exclusion de toute autre, la propriété de se contrôler elle-même sans cercle vicieux : ce qui fonde son droit à contrôler et à autoriser toutes les autres, s’il est vrai que l’avantage de tous soit le fondement le plus légitime de toute subordination et de toute autorité.

Le succès que ne manquent guère d’obtenir, pour peu qu’ils soient passablement écrits ou qu’ils portent un nom connu, les livres où l’astronomie est mise à la portée d’un public mondain, montre assez que la curiosité des hommes ne se règle pas seulement sur l’intérêt pratique. Pendant que certains philosophes cherchent ce qui ne peut être trouvé et que d’autres affichent le mépris de la philosophie, les sciences font leur chemin en se défendant également des spéculations vaines et d’un empirisme grossier.

Science et philosophie

Pour finir l’ouvrage, il convient de distinguer le domaine de la philosophie de celui de la science et de définir leur relation. L’esprit philosophique s’attache à pénétrer la raison des choses, à les mettre dans l’ordre le plus propre à montrer comment elles procèdent rationnellement les unes des autres. L’objet propre d’étude de la philosophie, c’est la constitution même de l’entendement humain, ce sont les idées fondamentales à la faveur desquelles l’homme tâche de comprendre, de lier, d’expliquer les phénomènes naturels et les faits de toutes sortes sur lesquels portent ses observations. Ces idées donnent lieu à des disputes que ni l’expérience, ni la logique ne peuvent trancher : les antinomies.

La philosophie est pour chaque science en particulier le principe et la fin, la base et le couronnement de l’édifice. Mais le corps des vérités scientifiques reste le même quelles que soient les spéculations sur l’entendement humain. Si pour ce motif on peut dire que la philosophie règne sur les sciences, elle ne les gouverne pas. La philosophie contribue moins aux progrès des sciences, que les sciences ne contribuent aux progrès de la philosophie. Les crises rénovatrices des sciences ont été les seules crises utilement rénovatrices de la philosophie.

Tandis qu’il n’y a pas d’extravagance que quelque philosophe n’ait avancée ou soutenue, l’erreur, une fois bannie des sciences, est bannie pour toujours. À mesure que les sciences font des progrès, elles se fixent dans quelques-unes au moins de leurs parties, tandis que la philosophie ne se fixe en aucun point.

Il ne faut cependant pas tomber dans les excès du positivisme qui pense la science comme dépassement et aboutissement de la philosophie ni dans ceux de l’empirisme qui rejette la prétention scientifique.

Transrationalisme, dernier mouvement

Si la raison est la règle, le principe et la fin de l’intelligence humaine à tous ses degrés (connaissance, science et philosophie), il faut le concours de la science et de la philosophie pour en fixer les bornes. La religion, l’honneur, le patriotisme, la charité, le dévouement, l’amour sous toutes ses formes disent qu’il y a quelque chose au-delà des bornes de la raison, quelque chose de meilleur et de préférable à la raison : l’âme.

Religion et patriotisme reprennent les éléments de la troisième section. Tous sont du domaine de la relation, de l’altérité. L’âme nous ramène donc au vitalisme, c’est-à-dire à l’instinct. Si les philosophes ont coutume de distinguer dans l’homme l’âme et le corps, et dans l’âme l’entendement et la volonté, l’âme, comme le corps, a ses instincts qui la sollicitent. L’homme y cède ou y résiste, entraîné par les sollicitations des sens ou par l’orgueil de la raison. Si l’âme succombe dans la lutte, c’est tantôt la brute qui reste, tantôt la pure intelligence.

L’au-delà du rationalisme, le transrationalisme, est l’inverse du mouvement par lequel l’idée pure se dégage de l’image et de toutes les affections de la sensibilité : c’est une réaction de l’âme contre des habitudes d’abstraction qui la rebutent, comme suspectes de dessécher en elle les sources de la vie. C’est à la fois un dépassement sans contradiction du domaine de la raison et de la science et un retour au domaine du vivant.

L’expérience montre que le premier instinct de l’âme c’est la croyance à une autre vie. Les religions se sont formées surtout en vue de répondre à ces instincts, qui, en quête de l’invisible, du surnaturel et du divin, peuvent se soumettre à une autorité extérieure. Ces croyances ont alors le nom de foi. Si l’âme ne connaît pas ce joug, le transrationalisme a alors libre carrière. C’est pourquoi les religions ne doivent pas être détruites car elles sont le moyen pour le plus grand nombre, incapable d’atteindre le transrationalisme, d’atteindre, par la foi, l’au-delà de la raison.

Le transrationalisme consiste en des excursions par-delà le domaine de la raison et de la science, sans les contredire sur leur propre terrain. Mais la raison ne sera pas choquée de la croyance à des faits dont l’apparente contradiction avec les notions fondamentales de la science pourrait disparaître moyennant qu’on admît que celles-ci ne sont vraies que d’une vérité relative et non absolue, c’est-à-dire moyennant que l’on distinguât entre le phénomène et le noumène.

Le transrationalisme c’est le troisième mouvement de Cournot (cf. le modèle proposé), qui inclue les précédents : le rationalisme est fondé sur le matérialisme, la biologie et la psychologie empirique. Son au-delà de lui-même le ramène à la psychologie empirique en traversant le domaine des sciences expérimentales. C’est finalement un mouvement de spirale, c’est-à-dire à la fois circulaire (l’éternel recommencement du même) et progressiste.

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