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Les faits et la loi

16 avril 1996, par Bertrand LIAUDET

Dissertation d’épistémologie générale.

Loi et fait sont deux notions essentielles de la philosophie de la connaissance. Elles ont de nombreux termes voisins. Le fait selon les cas et les auteurs sera donné, phénomène, expérience, observation, réalité ou être ; tandis que la loi peut être règle, rapport, relation, principe, lien, logique, mais aussi force ou constante. Si le fait a une acception à peu près commune : ce qui est ou arrive, en tant qu’on le tient pour une donnée réelle de l’expérience, sur laquelle la pensée peut faire fond (Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie), la loi, par contre, en tant qu’énoncé général de ce qui doit être, possède deux contenus qui peuvent paraître inconciliables. L’un naturel ou scientifique : celui de la formule exprimant une nécessité universelle. L’autre juridique ou moral : celui de la prescription qui s’adresse à un sujet libre. Du latin lex, le sens de l’obligation juridique de la loi est premier. Ce sens est aussi premier historiquement, le code d’Hammurabi de Babylone (vers -1730) précédant largement le principe d’Archimède ou l’axiome de Thalès. C’est aux stoïciens, dit-on, qu’on doit le passage de la notion du domaine juridique à l’univers physique. La loi, dans son sens juridique ou scientifique, se dit nomos en Grec. Ainsi, les trois noms grecs, logos (langage et raison), nomos (loi) et phusis (nature) sont aujourd’hui utilisés comme suffixe pour désigner des domaines scientifiques, par exemple la géologie, l’astronomie ou l’astrophysique. La loi, scientifique ou juridique, apparaît comme une unification du multiple, qu’il soit humain ou naturel.

Les concepts de fait et de loi sont aussi intimement liés. Cournot met en rapport les lois de la physique et les faits de la cosmologie, opposant ainsi l’expérimentation active et médiate de la physique à l’observation immédiate des astres. Boutroux note que la loi rend raison des phénomènes et que les phénomènes réalisent la loi. D’un point de vue épistémologique, le fait est lié à la sensibilité tandis que la loi est l’œuvre de l’entendement. Quelles relations envisager entre les faits et la loi ? Faut-il accorder un privilège à l’un ou l’autre, sur le plan méthodologique ou philosophique ? L’immédiateté des faits n’est pas toujours évidente. Et la loi est aussi comprise comme genre, cette dernière dénomination aboutissant à celle de fait générique et à l’idée que la loi est un fait particulier.

Le problème soulevé par la dialectique du fait et de la loi est celui de savoir s’il est possible de jeter un pont entre le sensible et l’intelligible. Ce qui amène à questionner la possibilité d’unifier la connaissance.

Ainsi, après une caractérisation des deux concepts, nous montrerons la manière dont il se relie pour arriver à une première synthèse. L’interrogation sur le temps nous fera aborder le problème sous un autre angle et chercher des orientations de recherche scientifique qui permettent de combler l’abîme entre le monde de la nature et celui de la liberté.

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Qu’en est-il tout d’abord du fait ? Il désigne ce qui est effectivement par opposition à ce qui est supposé ou anticipé, hypothèse ou théorie, et aussi par opposition à ce qui n’est pas. Le fait emporte une idée d’objectivité et de réalité beaucoup plus forte que le phénomène. Si le phénomène peut être une apparence, un travail de l’imaginaire, le fait est toujours tenu pour réel. Ainsi Wittgenstein dit que le monde est un monde de faits. Ce monde de faits c’est le premier monde décrit par Popper. C’est le monde des objets matériels.

Le fait n’est pas créé mais découvert. Il est ce qui est ou qui arrive, en tant qu’on le tient pour une donnée réelle de l’expérience, sur laquelle la pensée peut faire fond et se construire. La seule nécessité scientifique, c’est la réalité factuelle qui peut se ramener au principe d’identité, à un jugement d’affirmation sur la réalité extérieure. On peut diverger sur les interprétations mais pas sur la matérialité des faits.

Il y a dans le fait une notion d’immédiateté. Ils ne sont pas comme nous voulons mais comme ils sont. Interrogeons-nous donc sur le mode d’accès au fait. C’est par la sensibilité que l’on va accéder au fait. On distingue d’abord entre l’observation et l’expérience. L’observation, au singulier, signifie la constatation exacte d’un fait. L’expérience est ce qui instruit sur les faits. L’expérience peut s’acquérir par un raisonnement empirique et inconscient ou par une marche claire et raisonnée. En ce sens l’expérience est l’unique source des connaissances humaines. L’expérience est donc différente d’une expérience ou des expériences. On peut acquérir de l’expérience sans faire d’expériences. Dans son acception neutre ou plurielle, l’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée, et en tant que telle aussi immédiate que l’observation (Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale). Certaines observations ne peuvent pas être provoquées. C’est le cas des observations de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle, de l’observation du passé, mais aussi de celle des faits mettant en jeu trop de matière (faits cosmologiques, géologiques, climatologiques) ou trop de complexité (la vie, la pensée).

Pour l’observation comme pour l’expérimentation, la médiation de tout appareil va interroger sur les interférences entre le fait et l’appareil. Dans les cas simples, une table de correspondance permet de retrouver la réalité à partir de l’observation. C’est le cas de la polarisation de la lumière. Dans un cas plus complexe, les problèmes d’interférence sont inhérents à la nature même de l’observation. Prenons le cas de la lumière de nouveau. Selon les expériences, la lumière peut apparaître ondulatoire ou corpusculaire, c’est-à-dire sous la forme de deux faits qui sont pour le moins radicalement différents si ce n’est franchement antinomiques

La radicalisation de cette question aboutit au problème des interférences entre l’appareil cognitif de l’observateur et ce qui est observé. C’est la question phénoménologique : avant d’étudier la réalité, il faut étudier la manière dont elle se manifeste dans la conscience. Un fait est un énoncé individuel fait de mots significatifs. Le problème du fait devient donc celui de la signification c’est-à-dire, non pas celui du sens que la pensée donne au monde (aux faits) mais exactement l’inverse, celui du sens, des significations, que le monde donne à la pensée.

Même si cet approfondissement peut faire vaciller la certitude factuelle, le fait est et reste, de facto, l’élément fondamental de la science : on fait de la science avec des faits comme on fait une maison avec des pierres. Mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierre est une maison. Les faits sont alors des points isolés. Il faut tracer la courbe qui passera entre ces points (Henri Poincarré, La science et l’hypothèse). Examinons donc le concept de loi.

La loi est un énoncé général de ce qui doit être, ce qui ne peut pas ne pas être et ce qui correspond à une obligation. Mais d’où vient cette idée de généralité et de nécessité ? La loi vient de l’idée d’une stabilité, d’une récurrence, d’une monotonie dans la réalité, dans la répétition des faits. L’observation de la nature, de sa propension à se répéter sous la forme de cycles, tant pour l’astronomie que pour les saisons ou les cycles biologiques, naît l’idée de rapport nécessaire et constant entre les phénomènes. Le modèle de la loi naturelle, c’est la gravitation universelle (Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica, 1687). C’est à la fois un modèle et la première grande loi naturelle. Elle se définit d’abord par son universalité. Le propre d’une loi naturelle c’est d’agir en tout point de l’espace à tout moment du temps, de fonder la notion d’univers comme unité du divers. C’est une formule exprimant une nécessité universelle organisant et dirigeant la matière et les faits. C’est donc une formule exprimant la nécessité universelle des faits. La loi naturelle est crédible, elle diffère en cela des lois statistiques. La loi naturelle c’est tout ou rien. Si je lâche un objet, il tombe et n’a pas d’autre choix, tandis que si je lance un dé, il y a toujours la possibilité de sortir dix fois de suite le même chiffre.

La loi naturelle est donc intimement liée à la notion de déterminisme et donc profondément opposée au hasard et au libre arbitre. Mais c’est aussi dans sa deuxième acception une prescription qui s’adresse à un libre créateur de faits. C’est la loi juridique et morale qui participe à l’ordre humain tandis que les lois de la nature participent à l’ordre naturel. Dans celui-ci, il n’y a pas de distance entre ce qui doit être et ce qui est, tandis que dans celui-là l’écart est accentué entre la loi du législateur et ce que font les humains. Ainsi Bergson distingue la loi qui constate et la loi qui oblige, c’est-à-dire la loi naturelle et la loi juridique. La loi juridique ouvre sur le domaine de la politique qui ne nous intéressera que dans sa composante sociologique. En effet les sciences humaines ont trouvé dans les sociétés humaines des obligations constantes, principalement la prohibition de l’inceste. Est-ce une régularité naturelle que les hommes suivent sans s’en rendre compte ou est-ce une obligation ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre.

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Essayons maintenant d’analyser les rapports, relations, dépendances qu’entretiennent les faits et les lois. Demandons-nous d’où viennent les lois et les faits ? Voyons d’abord cela en terme de construction. La loi s’applique aux faits. Lors de l’expérimentation tout particulièrement.

La loi fait le fait, c’est sa définition même, c’est l’énoncé de ce qui doit être, du fait nécessaire. Ces faits nécessaires sont déduits grâce à la loi, de manière logico-mathématique, à partir de faits déjà reconnus. Avec au moins une loi et au moins un fait s’y attachant, je peux déduire de nouveaux faits. La loi se présente ainsi comme le rapport ou comme le lien entre des faits en entrée, (hypothèses) et des faits en sortie (conclusion). Nous avons donc une première catégorie de fait : les faits nécessaires. Il existe aussi des faits contingents. Ceux-ci ne sont pas déterminés par une loi. Ils sont le fruit du hasard de la nature ou du libre arbitre des hommes. L’existence de faits contingents, c’est-à-dire d’indéterminisme, semble démontrée par un certain nombre d’expériences.

Inversement le fait fait la loi : c’est le principe de la méthode expérimentale, de l’induction. Cette méthode caractérise les sciences de la nature, par opposition aux sciences de la raison : la géométrie, l’algèbre et la logique qui sont des sciences déductives. La méthode expérimentale c’est l’art d’obtenir des faits exacts et l’art de les mettre en œuvre. Cette induction fait appel à la qualité d’intuition de son auteur (par exemple Newton imaginant le mouvement de la lune comme la somme d’une impulsion initiale et sa chute vers la terre). Mais elle fait aussi appel à la qualité d’observateur et, ou, d’expérimentateur. Claude Bernard note ainsi l’importance des détails de procédés d’investigation, du choix d’un instrument, d’un animal, d’un réactif, pour résoudre les questions générales les plus élevées. Pour le physicien et le chimiste, le fait est identique et reproductible. C’est beaucoup plus variable pour le biologiste, encore plus pour les sciences humaines. Donc les lois induites seront d’autant plus fragiles, bancales et peu assurées, que les faits expérimentés seront difficilement reproductibles.

L’entendement construit la science du monde à partir de ses idées qu’il développe d’après ses propres lois. Mais devant l’impossibilité de constituer la science à lui seul, l’entendement consent à faire une part au sens. Ils travaillent de concert à connaître le monde. Les uns observent les faits, l’autre en érige les lois (Boutroux, De la contingence des lois de la nature). La loi unifie la variété infinie des faits. Elle apporte de l’unité dans la multiplicité, de l’immutabilité dans le changement permanent, autrement dit, en terme platonicien, de l’être dans le devenir. Cet être de la loi la rapproche donc de l’être du fait.

Abordons maintenant la question de la déconstruction des lois et des faits. Pour Karl Popper, si on ne peut pas justifier par des raisons empiriques, par des faits, la prétention d’une théorie explicative à être vraie, on peut justifier par des faits qu’une théorie est fausse. Donc toutes les théories, toutes les lois de la nature, restent des suppositions, des conjectures, des hypothèses. Seules les lois mathématiques sont démontrables. Simplement la théorie la meilleure c’est la plus testable et la plus testée. Suivant le même principe, si les faits qui servent de base au raisonnement sont mal établis ou erronés, tout s’écroule et tout devient faux (Claude Bernard). Le modèle est souvent le passage de l’astrologie ptoléméennne à l’astrologie copernicienne. Il faut noter que dans ce cas nous avons à faire à une science d’observation et pas une science expérimentale et que nous passons d’un modèle non scientifique à un modèle scientifique. La fausseté du modèle ne l’empêchait pas d’avoir son domaine de validité et de prédictibilité. Aujourd’hui, la science moderne voit presque tout, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, malgré les difficultés que posent la matière cachée de l’univers et la structure intime de la matière. Une théorie scientifique ne peut donc pas être complètement défaite car sa scientificité lui garantit son domaine de validité, dans l’espace, dans le temps, et dans les faits. Ainsi la révolution quantique n’a pas enterré la loi de la gravitation.

Inversement, la connaissance de la loi peut empêcher d’accepter certain fait qui semblent trop contradictoire avec ce que l’on croit être la réalité. Ceci est d’autant plus vrai que la loi est peu ou mal vérifiée. C’est ce qu’on appelle communément une idée reçue. Philosophiquement, c’est du dogmatisme. Observer correctement passe donc par liberté de l’observateur et son indépendance par rapport aux lois existantes. Hegel dit qu’une philosophie ne s’attaque bien que dans sa force. Observer correctement c’est donc aussi connaître les lois existantes.

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Le vingtième siècle nous a montré que les lois de la nature, comme celles des mathématiques, sont parfois relatives. La géométrie s’est découverte non euclidienne. La physique quantique et relativiste a révolutionné la physique newtonienne. Les lois apparaissent aujourd’hui relatives. Cependant, il faut bien comprendre la signification de cette relativité. Les lois apparaissent relatives à un domaine de valeurs : espace, temps et matière. Et comme nous l’avons déjà abordé, la scientificité des lois leur garantit leur domaine de validité. Prenons un exemple : on a fini par découvrir que le code génétique des mitochondries de mammifères ainsi que celui de la paramécie était différent du code génétique universel, c’est-à-dire de la loi de correspondance entre le matériel génétique et le matériel biologique. Cette découverte ne remet pas en cause l’universalité du code génétique mais son domaine de valeur. Ainsi elle amène à une théorie de l’évolution du code génétique (L’évolution dans sa réalité et ses diverses modalités, 1988, Masson). On peut donc dire que la relativité des lois n’est pas contradictoire avec leur universalité.

Le problème de la contingence est aussi une difficulté qu’il reste à résoudre, une question qui remet en cause l’universalité de la science. Classiquement, la philosophie oppose le domaine de la philosophie théorique à celui de la philosophie pratique. Kant oppose ainsi le domaine de la nécessité scientifique à celui de la liberté humaine. Il semble bien qu’il faille revoir la ligne de clivage. Si la liberté est essentielle dans la nature humaine, il semble bien que certains actes suivent des logiques déterministes. De la même manière, si la nécessité est essentielle au domaine scientifique, certains faits sont contingents. Mais l’existence de cette contingence de la matière (voir les expériences d’Alain Aspect) ne brise pas l’édifice de la science déterministe. Chez Kant la causalité est une catégorie a priori de l’entendement. L’existence de ce concept n’empêche pas l’existence de fait non causal et même leur compréhension, a posteriori, par l’entendement. De la même façon, la double nature de la lumière, ondulatoire et corpusculaire, n’est pas compréhensible, dans le sens où c’est une pure abstraction. Mais ce modèle à double nature "fonctionne" et permet d’expliquer les phénomènes lumineux. Il faut noter qu’on se situe aux limites de l’infiniment petit. Mais puisqu’on a deux lois, deux modèles pour expliquer les phénomènes lumineux, on peut donc dire de nouveau qu’il y a une relativité de l’universalité.

L’indéterminisme, le chaos, coexiste donc avec le déterminisme, la loi. Comment cela est-il possible ? Mais surtout pourquoi ce que les faits démontrent si clairement a-t-il eu tant de mal à être accepté ? Pour répondre à ces questions, nous allons utiliser une critique historique de l’utilisation du temps dans la science.

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Les travaux de Prigogine et Stengers (La nouvelle alliance, Entre le temps et l’éternité) ont montré que la science classique, née du désir de l’homme de comprendre les phénomènes autour de lui, comprendre les mouvements, les grandes régularités astronomiques, est arrivée à une vision du monde, à des lois, qui niaient le temps pour comprendre les faits. Cette négation fut extraordinairement constructive puisqu’elle permit le développement incroyable de la science. Toute la dynamique classique était basée sur cette négation. Et c’est encore sur cette base que se sont construites la mécanique quantique et la relativité. Donc le succès même de la physique était le garant de cette négation, en bonne application du principe popperien.

D’autre part une série de justifications déductives venaient encore renforcer cette théorie. Justification théologique : la croyance en un être omniscient implique qu’il n’y a pas de différence entre le passé, le présent et le futur, donc le temps disparaît. Justification mathématique : l’idéal de connaissance de la physique a été très souvent tenté par une géométrisation de l’univers avec fondements mathématiques à vérités intemporelles (on le voit aussi bien en physique classique qu’en relativité générale). Justification philosophique : si on réussit à dire que le passé égale le futur, on a la garantie qu’on n’a rien laissé échapper, donc que la description - la loi - n’est pas arbitraire, qu’elle est nécessaire, la nécessité étant un critère de crédibilité. Ainsi depuis Galilée la négation du temps, c’est-à-dire le caractère réversible d’une loi physique, était une garantie de non-arbitraire, d’atteinte d’un caractère intrinsèque des choses : une garantie de réalisme. À la fin du dix-neuvième siècle, le triomphe de la physique classique semble complet. Le temps n’était plus qu’un paramètre et il n’y a pas de différences essentielles entre le futur et le passé. La vérité fondamentale, c’est que le réel est intemporel. La loi était comme une négation horizontale du temps, et le fait, comme instantané, était comme la négation verticale complémentaire.

Bien sûr, l’inquiétude du temps, c’est-à-dire de la mort et donc de la vie, subsistait et s’était réfugiée dans les sciences humaines et en métaphysique. Un des grands apports du vingtième siècle sera le retournement de ces choses. La mécanique quantique et la relativité nous mettent en présence d’un monde très différent de celui de la physique classique. D’abord par le fait qu’elles introduisent l’idée des constantes universelles, c’est-à-dire d’un universel qui n’est plus de la forme d’une loi, d’un rapport, mais de la forme d’un nombre, d’un fait. La découverte de l’évolution de l’univers introduit un élément temporel, un élément historique là où on voyait l’éternité. Parallèlement, la biologie montre une histoire elle aussi évolutive et à caractère irréversible. Les espèces naissent et disparaissent. Les lois apparaissent désormais comme devant être fonction du temps.

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Après cette interrogation sur le rôle du temps dans les lois, et le paradoxe soulevé, essayons, pour tenter une nouvelle synthèse, une perspective historique. L’histoire des lois est intimement liée à l’histoire des sciences. Abordons une histoire et une classification des lois en nous aidant de la classification de d’Auguste Comte et aussi des quatre sections proposées par Cournot dans Matérialisme, vitalisme et rationalisme. La première loi c’est la loi juridique. Puis viennent les lois de la géométrie et celles de la logique (Aristote). C’est l’œuvre de la philosophie ancienne. Le Moyen Âge développe les lois du calcul. Les lois du calcul sont un élément fondamental qui permettra le développement de la science moderne et des lois de la physique. Après la découverte de la loi de la gravitation, le dix-huitième siècle est le siècle de la physique. D’après Cournot, le dix-neuvième siècle est le grand siècle de la chimie. Avec les lois de Mendel et de Darwin, le vingtième siècle est le grand siècle de la biologie. Ce que l’histoire montre, c’est donc une avancée de la connaissance scientifique vers des phénomènes de plus en plus complexes et de plus en plus proches de l’appareil cognitif qui est la condition de possibilité de la connaissance. La fin du vingtième siècle est en train de voir se développer une science du cerveau : la neurologie. L’histoire des lois montre donc une évolution en partant des lois des sociétés humaines, puis des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie et de la neurologie, peut-être, demain.

On a vu que le vingtième siècle a aussi été le moment de la réintroduction du temps dans les lois de la physique. Cette démarche n’est pas achevée. Mais d’un autre coté, le grand développement de la physique atemporelle se traduit par la création de la cybernétique, science transversale par excellence, croisement de l’électronique, de la neurologie, des mathématiques, de mécanisme de régulation et de contrôle, de théorie de l’information. Seymour Papert, informaticien, raconte qu’il y a deux sciences filles de la cybernétique. L’une est naturelle, elle étudie le cerveau et la façon dont sont faites les choses : ce sont les réseaux de neurones ou le connexionnisme. L’autre est artificielle, elle est liée à l’usage des ordinateurs. C’est l’informatique dans son acception habituelle, ou l’intelligence artificielle qui reste une branche logico-mathématique. Celle-ci a indéniablement transformé le monde. Mais depuis le modèle de Von Neuman et la machine de Turing, c’est-à-dire les deux intuitions fondamentales de l’informatique, l’intelligence artificielle n’a pas produit une seule loi. Depuis Von Neuman et Turing, rien que des machines, des outils aveugles, qui ne voient rien : pas un seul fait sur l’intelligence. L’intelligence artificielle est partie de la puissance de la physique moderne et des mathématiques. On peut y voir une machinisation de la raison, machinisation fondée sur l’identification penser = calculer = dominer = réduire à une objectivité dépourvue de significations.

Par rapport au cheminement scientifique de découverte des lois, le sens est inversé. On passe des mathématiques à la raison sans passer par la physique, la chimie, la biologie, la neurologie.

On s’est déjà posé la question de savoir si la prohibition de l’inceste était une loi naturelle des sociétés humaines ou une loi morale, c’est-à-dire une loi de la liberté humaine. Pour répondre à une telle question, il faudrait pouvoir rapprocher le monde de la nature et celui de la liberté.

L’étude scientifique de la biologie, et particulièrement de la biologie humaine jette déjà quelques ponts entre les deux mondes. On peut penser que l’étude de la neurologie, et particulièrement de la neurologie humaine, ne manquera pas d’en faire autant. Savoir factuellement qu’on trouve dans le cerveau humain de l’ordre de 100 milliards de neurones, que le contingent maximum de neurones est atteint avant la naissance, que le volume du cerveau augment 4,3 fois du nouveau-né à l’adulte, que 90 % des 10 000 contacts synaptiques par neurones se forment après la naissance (Changeux), peut finir par amener à repenser la théorie de la connaissance.

D’autre part les modèles connexionnistes de la cybernétique permettent d’aborder l’entendement sur la base de tout l’acquis des sciences expérimentales et amènent déjà des résultats en terme d’auto-organisation et de genèse des catégories (voir les travaux de Edelman).

Finalement le niveau que Cournot appelle la transition du vitalisme au rationalisme, et qui contient le domaine du collectif, de l’autre, des sociétés humaines, des langues, de la religion, de l’histoire, de domaine précède la liberté de l’individu. L’histoire de la philosophie nous montre que le logos grec, raison et langage, réuni ces deux domaines. Cette fusion a empêché ce que le christianisme réussira et qui sera la pierre de touche de la philosophie moderne : la conscience de soi, la liberté. Ainsi l’histoire, tout autant que la logique et l’expérience, nous montre que la relation précède l’autonomie, c’est-à-dire que la nécessité précède la liberté.

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L’épistémologie kantienne répondait à la question comment les mathématiques pures sont-elles possibles, comment la physique pure est-elle possible ? Autrement dit comment il est possible que l’esprit humain découvre des lois universelles. Ces questions étaient posées après le constat de l’existence des mathématiques et de la physique. Aujourd’hui existent en plus la biologie, la neurologie et la cybernétique ; le temps a infiltré tous les domaines des sciences expérimentales ; l’universalisme est relativisé. C’est donc sur cette nouvelle base expérimentale qu’on doit analyser l’esprit humain découvrant les lois. La cybernétique semble bien être le lieu privilégié de rencontre entre les sciences biologiques et neurologiques, les sciences sociales et les sciences logico-mathématiques. Elle apparaît comme l’aboutissement nécessaire des sciences de la nature et l’interface la plus développée avec la raison, donc comme la voie la plus prometteuse dans la recherche de l’unification de la connaissance.

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