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Analyse des accords de Dayton

1er avril 1996, par Bertrand LIAUDET

Analyse de la paix américaine en Bosnie et de l’historique des plans de paix dans les guerres de Croatie et de Bosnie-Herzégovine.

Si j’en crois ce que je lis, ce que j’entends, ce qu’on me rapporte à droite, à gauche, il semblerait que, dans le mouvement français de solidarité pour la Bosnie-Herzégovine, les accords de Dayton aient jeté quelques troubles chez beaucoup, qu’il y ait quelques difficultés à en comprendre les tenants et les aboutissants, bref que leur analyse ne soit pas encore faite.

Il me semble que les relations internationales autour de ce conflit ne pouvant être parfaitement systématiques, ne reposant pas non plus sur une motivation unique, seule une analyse historique et génétique peut en respecter le caractère propre. On ne peut pas faire l’économie d’une analyse chronologiquement construite, si l’on veut dégager le moment et la cause des mutations, des bifurcations. Ce travail serait un peu long. Je l’ai fait déjà, en partie, ailleurs [1]. Je me contenterais donc, ici, d’essayer, à partir d’une brève analyse de la succession des plans de paix, de montrer ce qu’en furent les principales étapes.

La première question pourrait donc être : dans quel contexte les accords de Dayton ont-ils vu le jour ?

Il faut tout d’abord restituer les événements de ces derniers mois. Après la prise en otages des casques bleus et la chute de Srebrenica, un tournant majeur a lieu, en août, lorsque les forces croates libèrent la Krajina. C’est la première véritable défaite militaire des nationalistes serbes depuis le début du conflit en juillet 1991. C’est le début d’une modification majeure du rapport de force entre les belligérants des conflits de Bosnie-Herzégovine et de Croatie. En septembre, les forces de l’OTAN bombardent les positions serbes pendant plusieurs semaines. L’armée croate, alliée à l’armée bosniaque, libère une partie de la Bosnie-Herzégovine. C’est la deuxième défaite militaire des nationalistes serbes, et la première véritable sanction militaire de la communauté internationale à leur encontre. Après cette modification du rapport de force, le nouvel équilibre sert de base pour une nouvelle négociation de paix, à Dayton, aux États-Unis. De cette négociation sont exclus les chefs politiques et militaires des nationalistes serbes de Bosnie-Herzégovine, qui, par ailleurs, sont inculpés de crime de guerre par le Tribunal pénal international. C’est la première véritable défaite diplomatique des nationalistes serbes.

C’est dans ce contexte que les accords de Dayton ont vu le jour. Les deux défaites des nationalistes serbes, militaire et diplomatique, en étaient, me semble-t-il, les conditions de possibilités.

Qu’en est-il maintenant de ces accords à proprement parler ?

Divisons tout d’abord cette question en deux points : d’une part, qui y a participé (acteurs et organisateurs) ? D’autre part, qu’elle est leur contenu ?

La question des participants est une question fondamentale pour comprendre la nature même de ces accords. Du côté des organisateurs, ce sont les Américains qui ont pris les choses en main, après le rééquilibrage militaire de la situation sur le terrain que je viens de rappeler. Du côté des belligérants, ce sont les trois présidents des trois pays directement concernés par le conflit qui sont présents. Directement concernés par le conflit et non pas en conflit. Car il faut bien noter que ces trois pays ne sont pas en conflit, ni deux à deux, ni les trois ensemble. Le conflit se divise, en droit, en deux conflits de type sécessionnistes, l’un en Croatie, l’autre en Bosnie-Herzégovine. Dans les deux cas les sécessionnistes ont été, d’abord et principalement [2], les nationalistes serbes, soutenus par le régime de Belgrade, d’où la présence du président serbe à Dayton. Les sécessionnistes serbes de Croatie et de Bosnie n’étaient pas représentés à Dayton, ce qui, pour eux, était déjà une défaite en soi.

La question du contenu a été déjà traitée par de nombreux médias, journalistes, commentateurs ou hommes politiques. Je n’ai pas grand-chose de plus à dire que ce qui est communément répété à partir du texte même de ces accords [3]. Il ne faut cependant pas confondre l’analyse et la prospective. Il est utile de séparer les deux questions : quid juris et quid facti (qu’en est-il en droit et qu’en est-il en fait). En droit, ce plan reconnaît l’unité juridique internationale de la Bosnie-Herzégovine. Elle est composée de deux entités, la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska. Politique étrangère, douanière, monétaire, commerce extérieur, politique d’immigration, des réfugiés, moyens de communication communs et circulation aérienne sont du ressort de Bosnie-Herzégovine. Ca n’est donc pas, comme on l’a souvent lu ou entendu, un plan de division de la Bosnie-Herzégovine. Les relations bilatérales spéciales autorisées entre les entités et les États voisins sont limitées au respect de la souveraineté et de l’intégrité de la Bosnie-Herzégovine. En droit, ce plan exige le retour des réfugiés, l’indemnisation de ceux dont les biens ont été détruits, la libre circulation des personnes, la fin des persécutions religieuses, ethniques ou idéologiques, l’organisation d’élections libres sous contrôle international. Les inculpations du tribunal pénal international interdisent aux dirigeants nationalistes serbes de continuer une activité politique ou militaire. En bref, ce plan exige la démocratisation de la Bosnie-Herzégovine donc de la Republika Srpska.

C’est le temps, l’année 1996, qui permettra de répondre à la question quid facti, et de savoir si finalement ce plan est un plan de réunification ou un plan de division. Mais avant de s’essayer à toute prospective, il convient de commencer par une analyse génétique et historique.

Il y avait eu plusieurs plans de paix depuis le début du conflit. Pourquoi celui-ci a-t-il été signé par tous les protagonistes ?

On a effectivement vu se succéder, pendant ce conflit, de nombreux plan de paix et de nombreux négociateurs. Pour l’observateur pressé, il est facile de conclure de cette multitude que les belligérants ne souhaitaient pas la paix. Pourtant lorsqu’on regarde avec attention les différents plans de paix dans une vue d’ensemble, on peut voir les évolutions de la gestion internationale du conflit. On peut dégager un sens. La meilleure chose à faire, me semble-t-il, pour y voir clair, c’est donc un petit tableau récapitulatif des différents plans de paix avec leurs principaux attributs.

Tableau des plans de paix

Il y a eu 7 plans de paix depuis 1991 [4]. Nous nous proposons de regarder principalement d’une part, du côté des belligérants, les participants à ces plans (colonne 4), les pays qu’ils représentent (colonne 3) et la réponse qu’ils ont donnée au plan (colonne 5). D’autre part, du côté des organisateurs, les États ou les organisations internationales participants (colonne 8) et, dans le cas d’organisation internationale, la nationalité du diplomate la représentant (colonne 9). On notera aussi le principe général du plan ainsi que ses suites militaires sur le terrain (colonnes 6 et 7).

Regardons principalement les plans de paix en Bosnie-Herzégovine. Ce tableau montre qu’il y a eu un virage majeur à partir du 5e plan. On voit que l’ONU et la CEE n’interviendront plus (colonne 8). On voit que le problème ne sera plus traité uniquement entre les belligérants de la Bosnie-Herzégovine (colonne 3), mais avec des représentants des trois pays concernés. Il y a un retour à un plan de fédération pour la Bosnie-Herzégovine (colonne 6) et les suites ne sont plus l’accroissement du conflit (colonne 7). Au contraire, la fin de la sécession croate marque le premier recul du conflit en Bosnie-Herzégovine. Que s’est-il donc passé ? Les colonnes 8 et 9 nous le montrent clairement : on est passé d’une gestion principalement européenne du conflit à une gestion principalement américaine. Le virage a été pris au moment des accords de la fédération croato-musulmane en janvier 1994, puis de l’ultimatum de Sarajevo (qui n’apparaît pas dans notre tableau) qui a vu l’entrée en scène de l’OTAN et les premiers bombardements en avril 1994. Jusqu’aux accords de Dayton, le système OTAN-Forpronu, dit système à double clé, marquait la période de transition d’une gestion européenne du conflit à une gestion américaine. Avec les accords de Dayton, la Forpronu a quitté le terrain, et le commandement militaire de la nouvelle force internationale est passé aux mains des Américains. De la double clé, on est passé à une clé américaine.

Cela ressemble donc à un échec des Européens à prendre en charge eux-mêmes ce conflit européen. Ils ont pourtant essayé.

Pourquoi les Européens ont-ils échoué ?

Regardons les trois plans de paix européens (lignes 2, 3 et 4). Nous voyons qu’ils n’ont concerné que les représentants des peuples constitutifs de la Bosnie-Herzégovine. Nous voyons aussi qu’ils ont systématiquement été suivis par un accroissement du conflit et des courants sécessionnistes. Nous voyons enfin que le dernier plan de paix était un véritable plan de partage de la Bosnie-Herzégovine, avec la possibilité en droit d’une reconnaissance internationale des 3 parties comme État. Les dirigeants nationalistes serbes s’étaient d’ailleurs réjouis que ce plan crée un État serbe de Bosnie qui n’avait jamais existé dans l’histoire [5]. On voit aussi que ce plan de partage a été concocté par des représentants uniquement européens : MM. Owen et Stoltenberg (colonne 9). On peut donc en conclure que l’objectif de l’Europe, dans la gestion de ce conflit, fut le partage de la Bosnie-Herzégovine. Une analyse plus en détail de la question militaire et du rôle de la Forpronu viendrait aisément confirmer cette thèse. Elle montrerait aussi qu’il existe en fait deux courants dans la politique européenne - le courant franco-anglais et le courant allemand - et que c’est le courant franco-anglais qui a dirigé la politique européenne pendant ce conflit. Mais tel n’est pas ici notre propos.

Revenons donc à nos plans de paix et demandons-nous pourquoi ont-ils échoué ? La finalité de la politique européenne apparaît avec le 4ème plan, le plan Owen-Stoltenberg. Ce plan, on l’a dit, est un plan de partage. Alors que les plans précédents n’ont pas été signés par les Serbes, celui-là l’est et, au contraire, il n’est pas signé par les Bosniaques. Très concrètement, c’est cette non-signature qui a empêché ce plan d’aboutir. Mais il y a aussi un certain nombre d’éléments réalistes qui justifiaient cette non-signature. D’abord la réalité de l’existence d’une Bosnie-Herzégovine multiethnique et pluriculturelle dans des frontières pluri-séculaires. Ensuite la résistance des forces loyalistes bosniaques qui est, en partie, la conséquence de cette longue histoire. Enfin la folie génocidaire du projet politique grand-serbe, qui a mené les Serbes à devenir les parias de la communauté internationale malgré la politique européenne et a contraint les Bosniaques à la résistance, l’autre terme de l’alternative étant l’exode ou la mort.

Ainsi la politique européenne, principalement franco-anglaise, était une erreur logique - on ne fabrique pas un État comme on fabrique une voiture -, une faute morale - le soutien à la purification ethnique - et une faute politique - les deux premières erreurs aboutissant au redéploiement des troupes américaines en Europe pour la troisième fois dans le siècle.

Pourquoi les Américains ont-ils réussi là où les Européens ont échoué ?

D’abord parce que leur politique était plus réaliste. On le voit, ils ont joué la carte de l’unité de la Bosnie-Herzégovine, éliminant les tendances sécessionnistes (fédération croato-musulmane et accords de Dayton) et la carte de la transparence des négociations en éliminant les structures intermédiaires (ONU et CEE) qui déresponsabilisaient les acteurs de la communauté internationale. Les Américains ont aussi réussi parce que les Européens ont échoué. À y regarder de plus près, et à regarder le plan Vance (ligne 1), on voit que cet échec date de 1991 et de la guerre de Croatie. En effet le plan Vance, premier plan de paix signé par tous les belligérants, est une œuvre américano-onusienne et les Européens, déjà à l’occasion du conflit croate, avaient montré leurs divisions et leur incapacité à trouver des solutions. Il a fallu tout le génie politique du président français et sa présence à Sarajevo pour repousser cet échec de 3 ans. Mais je ne développerais pas cette analyse qui m’éloignerait trop du sujet. Ce que l’on constate dans les faits, c’est que les trois plans de paix qui ont été acceptés dans ces conflits (ligne 1, 5 et 7) sont tous des œuvres américaines.

Les Européens ont aussi échoué parce qu’ils étaient divisés et que leur politique n’a jamais été totalement cohérente, à la différence de celle des États-Unis qui, patiemment, ont su mettre en place leur politique dans les Balkans et sur ses rives de la Méditerranée.

Quel avenir ?

Il y a, en bonne logique, deux possibilités : soit le plan est appliqué, soit il ne l’est pas.

Regardons donc, tout d’abord, les conséquences de son application. D’abord, certains quartiers de Sarajevo doivent revenir sous l’autorité de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, ce qui mettrait fin au siège de la ville. Le 29 février 1996 semble effectivement marquer la fin réelle du siège de Sarajevo. Ensuite la circulation entre Gorazde et Sarajevo doit être permise, ce qui mettrait là aussi fin au siège. Mais la question la plus difficile est celle de la démocratisation de la Republika Srpska. Le maintien de l’unité de la Bosnie-Herzégovine, le retour des réfugiés, la libre circulation des personnes et l’organisation d’élections libres et démocratiques nécessitent, dans la partie contrôlée par les nationalistes serbes, un changement radical de politique. Jusqu’à présent le régime des nationalistes serbes de Bosnie-Herzégovine ressemblait plutôt à une dictature militaire et génocidaire. On comprendra aisément qu’un passage à la démocratie soit difficile. En bref, l’application des accords de Dayton signifie que soit les autorités et la population de la Republika Srpska jouent le jeu ce qui demandera une transformation radicale de leur comportement, soit il y aura, si les accords sont bien appliqués, des représailles militaires.

L’autre possibilité, c’est la non-application des accords. Celle-ci peut se décliner selon deux scénarios. Premièrement, le statu quo. Les accords ne sont pas respectés et il n’y a pas de sanctions. La non-application serait donc le fait des nationalistes serbes et des Américains. On aboutirait à une situation de partage de fait. Mais cette possibilité n’apparaît pas très convaincante pour plusieurs raisons. D’abord, ce partage ne correspond pas aux choix américains depuis le début du conflit. Il s’oppose aussi au principe de la levée de l’embargo qui doit arriver dans les prochains mois. Le résultat d’un tel partage serait finalement l’objectif escompté par la France, l’Angleterre et, en partie, par la Serbie. Cette hypothèse se base souvent sur la dénonciation de la politique croate. Il est tout à fait juste que l’attitude de la Croatie est extrêmement ambiguë. Cependant on peut remarquer qu’elle n’est pas plus ambiguë que celle de la communauté internationale et des Européens en particulier. Il semble bien que la Croatie ait toujours agi dans le cadre des principes de la communauté internationale, qui furent, de juillet 1991 à juillet 1995, le laisser-faire la purification ethnique par les nationalistes serbes en Croatie et en Bosnie. Aujourd’hui que les nationalistes serbes ont subi leur première défaite, et avec eux la France et l’Angleterre, il semble plus logique de penser que l’évolution du conflit ne se fera pas en leur faveur.

Deuxième scénario les accords ne sont pas respectés et il n’y a pas de sanctions, mais les Américains profitent de la situation pour réarmer la Bosnie-Herzégovine, ce qui aboutirait, par analogie avec l’évolution du plan Vance, à la libération militaire par les forces bosniaques de la Republika Srpska, les accords de Dayton devenant, de ce fait, caduques, comme l’a été le plan Vance après la libération de la Krajina.

Ces supputations sur les évolutions possibles de ces accords prêtent, je n’en doute pas, à controverses. Elles ne doivent pourtant pas faire oublier l’analyse et les faits qui les justifient, analyse principalement diplomatique, qui, nous l’avons abordé, gagnerait à être complétée par une analyse militaire.

[1] L’État français et la purification ethnique : entre capitulation et collaboration, Bertrand Liaudet, Observatoire des crises et des conflits, novembre 1994.

[2] Il y a eu aussi une sécession croate en Bosnie-Herzégovine, entre avril 1993 et janvier 1994 (les accords de la fédération croato-musulmane y ont mis fin) et une sécession de la faction des Musulmans de Bihac dirigés par Fikret Abdic entre septembre 1993 et juillet 1995 (la libération de la Krajina y a mis fin).

[3] Texte qui a été diffusé en kiosque dès le mois de décembre 1995, pour 15 francs, par Regard actualité, document historique, n° 27, janvier 1996.

[4] On ne prend pas en compte le conflit Slovène qui est sans intérêt pour notre analyse. On ne confondra pas plan de paix et cessez-le-feu. Un plan de paix est un accord qui propose une solution définitive au conflit, tente d’obtenir l’accord de toutes les parties en conflit et avance sur ces bases. Ainsi les accords de Washington (05/93), l’intervention de M. Carter (12/94), le plan Juppé (02/95) ne sont pas retenus.

[5] Lire les propos de Mme Biljana Plavsic, vice-présidente de la république serbe autoproclamée, dans Le Monde du 25 août 1993.

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