Critique du livre de Louise L. Lambrichs, « Nous ne verrons jamais Vukovar », édité en 2005 aux éditions Philippe Rey. La première partie de ce livre à été éditée sous le titre Le cas Handke et édité en 2003 aux éditions Inventaire/Invention. Cette critique montre que ce livre répond à deux questions essentielles à la compréhension des conflits qui ont ravagé l’ex-Yougoslavie pendant les années 1990 : « Comment peut-on être pro-serbe ? » et « Comment peut-on être grand-serbe ? ».
L’intérêt majeur du livre de Louise Lambrichs, « Nous ne verrons jamais Vukovar », 2005, éditions Philippe Rey, n’est pas le rappel de l’agression subie par la Croatie en 1991, et ce qu’il y a d’insupportable à renvoyer dos à dos la Serbie et la Croatie. Ce n’est pas non plus la dénonciation de la politique pro-serbe de la France, et particulièrement de l’instrumentalisation de l’humanitaire à des fins politiques honteuses. Tout cela a déjà été fait, depuis le début du conflit, par d’autres, et par Louise Lambrichs aussi. L’agression serbe et le pro-serbisme français étaient déjà, à l’époque, des évidences pour tous les observateurs sérieux. Cependant, c’est toujours utile de rappeler ces vérités car la propagande pro-serbe est toujours vivace et le préjugé qui rend, d’une manière ou d’une autre, la Croatie, l’Allemagne ou... le Vatican ! responsable de l’agression serbe est toujours aussi bien implanté.
L’intérêt majeur du livre de Louise Lambrichs est qu’elle s’attaque à la question de l’origine de ce type discours, toujours présent chez Peter Handke comme chez Hubert Védrine, par exemple. C’est cela qui, semble-t-il, a motivé l’auteur pour répondre à la question centrale qu’elle ne formule pas, mais qui est bien celle de son livre : comment peut-on être pro-serbe ? Et cette question ne peut pas se dissocier d’une autre question : comment peut-on être grand-serbe ? C’est la réponse à ces deux questions qui fait l’intérêt, l’originalité et la force de ce livre.
« La nouveauté de ma lecture, nous dit Louise Lambrichs, est qu’elle se situe aux confins de trois disciplines qui revendiquent leur indépendance : la littérature, l’histoire et la psychanalyse. » Avec ces trois outils, ce que nous offre Louise Lambrichs, c’est finalement un livre de philosophie de l’histoire.
Ainsi Louise Lambrichs part du pro-serbisme de Peter Handke. Ce qui l’intéresse, c’est « ce qui pousse sa plume », donc de savoir comment Peter Handke peut être pro-serbe, afin de ne pas en rester à l’explication contingente consistant à dire qu’il a « disjoncté ». L’interprétation psychanalytique qu’elle fait de l’œuvre littéraire de Peter Handke lui permet de mettre au jour le déni fondamental qu’il commet au sujet de son origine, déni qui expliquera très bien son pro-serbisme, selon le principe analytique que le déni engendre la répétition. Mais je laisse le lecteur découvrir par lui-même l’argumentation et son suspens (Louise Lambrichs est aussi une romancière qui sait tenir son lecteur en haleine). Il faut préciser ici qu’interprétation psychanalytique ne veut pas dire interprétation des non-dits, avec tous les risques de dérive délirante possible, mais seulement interprétation de ce qui est dit et écrit, avec ce que la psychanalyse nous a appris des mécanismes de l’esprit humain. Ainsi pour Louise Lambrichs, il s’agit d’abord de savoir lire.
Mais « Le cas Handke » n’est que l’introduction de notre affaire. Il s’agit ensuite de savoir comment l’État français peut être pro-serbe. L’idée de Louise Lambrichs est que le mécanisme de la répétition, qui fonctionne dans la clinique individuelle, fonctionne aussi sur le plan collectif dans les guerres d’ex-Yougoslavie. Et il fonctionne autant pour expliquer le grand-serbisme serbe que pour expliquer le pro-serbisme français. Pour développer son argumentation, Louise Lambrichs était bien placée, puisqu’elle a collaboré au livre de Mirko Grmek, Marc Gjidara et Neven Simac, « Le nettoyage ethnique : documents historiques sur une idéologie serbe ». Ces documents, publiés en 1993 et dont la réédition en poche à l’occasion du procès Milosevic ne suscitera aucun écho dans la presse française, nous rappellent que l’idéologie du nettoyage ethnique est ancrée dans l’histoire serbe depuis le XIXe siècle, mais aussi que la France soutenait la dictature serbo-yougoslave entre les deux guerres mondiales, et cela alors même que Robert Schuman, futur « père de l’Europe », décrivait en 1934 cette dictature comme un régime policier terrorisant les populations de Croatie et de Slovénie, et demandait à Paris d’intervenir pour restaurer un régime constitutionnel de liberté et de fédéralisme. À ces documents, Louise Lambrichs ajoute que pendant la Deuxième Guerre mondiale, la Serbie a été le premier pays d’Europe judenfrei, « libéré des Juifs ». Dès août 1942, en Serbie, la question juive était réglée. Elle nous apprend, document à l’appui, comment même les Allemands étaient ahuris de la façon dont les Serbes traitaient les prisonniers juifs dans les camps. Si l’on ajoute à cela que de Gaulle soutenait Mihaïlovitch, le chef des tchetniks serbes qui réaliseront le nettoyage ethnique dès 1941, et que la légende serbe comme la légende française oublieront leur responsabilité dans la Shoah, on comprend à la fois comment les Serbes sont restés grands-serbes, et comment les Français sont restés pro-serbes. On comprend comment il est possible que Bernard Kouchner, secrétaire d’État français à l’action humanitaire, puisse dire à un ministre serbe en 1991 : « Nous étions il y a quelques jours ensemble à Belgrade... et nous vous avons assuré que nous travaillerions en Slavonie occidentale dans les régions que vous nous avez proposées et nous allons le faire », et pourquoi il peut encore parler aujourd’hui des Serbes comme de « nos alliés contre le nazisme ». Quand on sait que Bernard Kouchner est un des hommes politiques les plus populaires de France et l’époux d’une journaliste de télévision elle aussi parmi les plus populaires de France, on comprend que pour les deux peuples, il s’agit du même déni. En montrant la complicité de la Serbie dans la Shoah, Louise Lambrichs déboulonne le fondement officiel de l’alliance franco-serbe, à savoir que ces deux pays étaient du bon côté de l’histoire pendant les deux guerres mondiales. Or cette alliance franco-serbe est la justification officielle du pro-serbisme français. C’était la base de l’argumentation de François Mitterrand en novembre 1991 contre la Croatie et l’Allemagne. Ainsi, si nous savions déjà que nous étions pro-serbes, nous savons dorénavant, grâce à ce travail, comment on peut être pro-serbe, pourquoi nous le sommes encore et pourquoi il ne faut plus l’être.
Voilà donc, en bref, une partie de l’extraordinaire lecture que nous propose Louise Lambrichs - lecture qui fait déjà date, non par son caractère polémique, mais par son caractère de découverte scientifique. Car ce que Louise Lambrichs nous apprend, c’est bien la raison de la guerre (comment peut-on être grand serbe) et la raison du soutien français au projet grand-serbe (comment peut-on être pro-serbe). Cette raison, elle la trouve non seulement dans la succession des événements historiques qui ont constitué le grand-serbisme depuis le XIXe siècle et l’alliance franco-serbe depuis la Première Guerre mondiale, mais aussi dans le mécanisme de la répétition articulé sur les dénis, individuels et collectifs, et particulièrement sur celui de la complicité à la Shoah. Ce mécanisme de répétition, elle suggère que ce soit bel et bien une loi de l’histoire, et c’est pour cela que ce livre devient une œuvre de philosophie de l’histoire.
De là, Louise Lambrichs est conduite à s’interroger sur l’avenir d’une Europe qui cherche à se construire sur un tel déni. Elle propose un grand mouvement de travail pour la levée de ce déni. Intention louable : on peut espérer que la mise au jour du mécanisme permettra de convaincre plus de monde grâce à la libération du refoulé. Pour aller dans ce sens, il peut être utile d’ajouter au travail de Louise Lambrichs que l’événement le plus probant de la complicité européenne dans la purification ethnique, fut le dernier plan de paix proposé par l’ONU et la CEE en août 1993 : le plan Owen-Stoltenberg (deux Européens). Ce plan, que tout le monde s’est empressé d’oublier, proposait la reconnaissance internationale d’un État serbe de Bosnie-Herzégovine. Ce plan fut le premier plan de paix signé par les Serbes de Bosnie. Et pour cause. Biliana Plavsic, vice-présidente de la « république serbe » autoproclamée sur 70 % du territoire de la Bosnie, disait dans « Le Monde » du 25 août 1993 qu’avec ce plan « c’est la première fois que nous allons pouvoir créer un État serbe en Bosnie ». C’est pour cela qu’il était très différent du plan précédent : le fameux plan Vance-Owen qui maintenait l’unité juridique de la Bosnie-Herzégovine et qui avait été, de ce fait, rejeté par les Serbes de Bosnie comme tous les autres plans précédents. Cyrus Vance, rappelons-le, était le négociateur américain qui s’était déjà illustré à la fin du premier moment de la guerre de Croatie, en janvier 1992, par un plan qui porte son nom et qui, quelles que soient les légitimes critiques qu’on puisse lui opposer, maintenait lui aussi l’unité juridique de la Croatie, ce qui permis le retour à son unité politique quatre années plus tard. Ce plan Owen-Stoltenberg est donc bien l’aboutissement - la vérité - de la politique européenne dans les guerres d’ex-Yougoslavie : facilitation et acceptation de la purification ethnique (autrement dit de la purification raciste). Pour brosser la suite de l’histoire en quelques lignes, disons que les Bosniaques refuseront de signer ce plan (c’est le seul plan de paix qu’ils n’auront pas signé), ce qui conduira les Serbes à reprendre leurs bombardements sur Sarajevo, jusqu’au tragique bombardement de février 1994 qui sera suivi par la première intervention de l’OTAN en Bosnie et par la réunification croato-musulmane en mars 1994. Cela marquera l’ouverture de la période dite de la « double-clé » OTAN-Forpronu pour ce qui est de la gestion internationale du conflit bosniaque, c’est-à-dire la fin du monopole européen de cette gestion. La double-clé s’achèvera avec la prise en otage des casques bleus et la libération de la Croatie. Alors viendront la fin de la Forpronu, les accords de Dayton, le troisième débarquement américain en Europe dans le siècle et, quatre années plus tard, le retour des bombardements américains contre une capitale européenne. Le plan Owen-Stoltenberg est donc bien le dernier acte, dans ce conflit, de la diplomatie européenne renaissante et autonome après la chute du Mur de Berlin. C’est aussi le premier acte de l’Union Européenne qui est née officiellement de la transformation de la CEE le 1er novembre 1993 en application du traité de Maastricht : un acte contraire à toutes nos valeurs, qu’on s’est, on le comprend, empressé de refouler. C’est probablement le plus sombre et le plus évident déni de notre histoire récente. Le travail de Louise Lambrichs nous permet aujourd’hui d’en prendre conscience en tant que tel. Reste à le lever collectivement.
Pour conclure, et pour appuyer sur l’urgence de la levée du déni, écoutons ce que nous rapportait Louise Lambrichs le 5 janvier 2005 sur France Culture à l’occasion de la parution de son livre : « Le 21 décembre 2004, a été voté au parlement serbe un amendement donnant aux tchetniks le même statut que celui des partisans de Tito. Ainsi on met les collaborateurs au même rang que les résistants. Cette nouvelle, aucun média français ne l’a relayée. Aucune chancellerie n’a réagi. Tant qu’on en sera là, il n’y a aucun espoir que cela s’arrange. »