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Une nouvelle étape dans la construction du nouveau système mondial de sécurité

20 mars 2003, par Bertrand LIAUDET

Les crises sont souvent le symptôme de transformations importantes au sein d’un système. Elles peuvent mener à sa perte comme à son évolution positive. La crise actuelle au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU), et plus généralement au sein du système mondial de sécurité, ne fait pas exception à cette généralité.

Pour comprendre une crise, il faut savoir d’où l’on part, connaître l’état du système avant la crise, de façon à pouvoir orienter son évolution vers une nouvelle stabilité.

La crise actuelle oppose un groupe emmené par les États-Unis et leur armée au CSNU. Bien que nous ayons tous l’impression d’écrire une page totalement inédite de l’histoire humaine, les deux principaux acteurs de cette crise ont été décrits abstraitement voilà déjà plus de deux siècles par Kant dans ses textes sur la paix perpétuelle, textes déjà à l’origine de la Société des Nations (SDN).

Nos deux acteurs sont décrits à travers deux concepts : le Völkerstaatt et leVölkerbund, soit la République mondiale (l’État des peuples) et l’Alliance des peuples. Et c’est particulièrement en les considérant dans leurs relations dialectiques, ce que Kant ne fait pas, qu’ils trouvent tout leur intérêt.

Kant dit dans son deuxième article définitif en vue de la paix perpétuelle que "aux États, dans leurs rapports mutuels, la raison ne peut pas donner d’autre manière de sortir de cet état sans loi ne contenant que la guerre, que celle de constituer un État des peuples qui rassemblera finalement tous les peuples de la terre. Mais comme ces peuples suivant leur idée du droit n’en veulent pas, seul l’équivalent négatif d’une alliance permanente, protégeant de la guerre et s’étendant toujours un peu plus loin, peut, à la place de l’idée positive d’une république mondiale, retenir l’inclination guerrière".

La république mondiale - Völkerstaat - c’est aujourd’hui l’ONU. Nous l’appellerons le Conseil de la République Mondiale, le CRM.

L’alliance permanente - Völkerbund - c’est aujourd’hui l’OTAN ou les alliances ad hoc sous leadership américain Nous appellerons cette alliance la Force de l’Alliance Démocratique, la FAD.

Ce qui caractérise le CRM c’est qu’il produit de la légitimité tandis que la FAD garantit la crédibilité. Quand le CRM menace, s’il n’y a pas de FAD prête à agir, la menace n’est pas crédible. Concrètement, quand l’Irak appliquait hier la résolution 1441, c’était sous la pression de l’armée américaine à ses portes. C’est un point à ne pas oublier. Ce n’est pas seulement l’ONU qui a permis un début de désarmement de l’Irak. C’est aussi l’armée américaine à ses portes. Le droit international n’a fonctionné que parce que la force américaine était présente pour le faire respecter.

Observons maintenant ce qu’ont été les relations entre le CRM et la FAD depuis la chute du mur.

Si on se reporte aux accords de Dayton, on constate que ces accords ont marqué la victoire de l’OTAN contre la FORPRONU, c’est-à-dire de la FAD contre une force du CRM. Ce que tout le conflit bosniaque a montré, c’est l’échec de la solution militaire et diplomatique onusienne (qui, disons-le, a été à ce moment largement instrumentalisée par la France), et la victoire de la solution militaire atlantiste et des principes onusiens (la dénonciation du nettoyage ethnique). Les conséquences ont été d’une part le débarquement des forces de l’OTAN en Europe en 1995, et d’autre part les bombardements de l’OTAN en Europe en 1999. Le Kosovo aura été le premier théâtre de la mise en œuvre sans concurrence du dialogue CRM-FAD (ONU-OTAN).

On peut aussi se souvenir des massacres de 1999 au Timor oriental. Il y avait là-bas uniquement une force des Nations Unies, c’est-à-dire une force du CRM. Cette force a été incapable d’arrêter les massacres. Ce qui montre une fois encore que la force du CRM est une illusion : elle n’existe pas, ce que dit clairement Kant dans le texte cité. Et c’est pour cela qu’il doit y avoir une FAD, et que ce qui caractérise cette FAD c’est qu’une des nations démocratiques qui y participe en a le leadership, sans quoi on retomberait dans le CRM.

Les questions qui se posent aujourd’hui ne sont donc pas du tout de savoir si la FAD a violé le droit international ou si le système onusien va disparaître. Les questions qui se posent aujourd’hui concernent l’organisation du CRM et de la FAD. Il y a d’abord une question de fond pour chacune des structures : le CRM doit-il, peut-il être démocratisé ? La FAD doit-elle être une alliance ad hoc ou une alliance permanente ?

Ensuite on peut réfléchir aux dérives de ces deux structures, dérives qui consistent surtout à imposer un des pôles dialectiques aux dépens de l’autre. La perversion du FAD, c’est l’empire. Celui qui a le leadership de l’usage légitime de la force finit par imposer la force sans légitimité, sans s’appuyer sur les décisions du CRM. C’est la crainte principale des anti-Américains. Les perversions du CRM sont plus complexes. Elles consistent, en quelque sorte, à instaurer une République Mondiale sans force, ce qui se traduit par une dérive humanitaire et une dérive juridique, ces deux dérives étant la réponse de la République Mondiale sans force aux guerres qui ne manqueront pas de continuer à naître. Pour limiter ces conflits, on gère à coup d’humanitaire et on menace de poursuites juridiques. Les questions qui se posent sont donc de savoir comment limiter l’une ou l’autre de ces dérives ? Comment maintenir le dialogue entre les deux pôles ?

Enfin, il reste la question juridique. Globalement, les partisans du CRM sont aussi partisans d’un tribunal pénal international permanent, tandis que les partisans de la FAD n’en veulent pas et préfèrent des tribunaux ad hoc. De nouveau ce sont les relations avec la force qui sont difficiles. Les questions qui se posent pourraient être : n’y a-t-il pas une contradiction à créer une justice permanente qui serait secondée par une force ad hoc ? Comment cette force doit-elle, peut-elle être légitimée ?

Beaucoup d’autres exemples pourraient éclairer ces notions et il y a encore beaucoup de questions les concernant. Mais le CRM et la FAD semblent bien être les deux pôles du nouveau système mondial de sécurité destiné à remplacer celui qui prévalait avant la chute du mur de Berlin.

La décision américaine de partir en guerre sans la légitimité de l’ONU montre une dérive impériale. Cette dérive doit être critiquée, mais en gardant en tête ce qu’est le nouveau système dialectique CRM-FAD. Et en n’oubliant pas que les États-Unis sont tout de même soutenus par le Royaume Uni, l’Espagne, l’Italie, le Danemark, les Pays-Bas, la Bulgarie, la Pologne, le Portugal, le Japon, Taïwan, l’Australie, Israël, c’est-à-dire un vaste panel de pays démocratiques dont seul Israël est sujet à caution du point de vue des droits de l’homme. Du côté du CRM, on trouve par contre la Russie, la Chine et l’Iran. Ce constat doit pousser les démocrates à s’interroger.

D’autre part, aujourd’hui les partisans du CRM, et la France en premier, défendent le droit international, un monde multipolaire et une défense commune européenne pour s’opposer à l’unilatéralisme américain. Prenons ces points un par un.

1) Le droit international est certes un beau principe, mais le droit sans la force n’existe pas, et la force du CRM n’existe pas. L’histoire récente nous a montré que la seule force qui existe c’est celle de la FAD. Il ne saurait donc y avoir de droit international sans FAD et sans relations dialectiques entre le CRM et la FAD.

2) Le monde multipolaire proposé est celui d’un monde sans FAD. Mais n’est-ce pas un retour à la diplomatie européenne d’avant 1914 qui est ainsi proposée ? Or cette diplomatie, dans ces fondements moraux comme dans sa pratique, s’est totalement délégitimée.

3) Le désir d’une défense commune européenne est avant toute chose une illusion. L’Europe a montré aujourd’hui en Irak comme hier en Bosnie, et comme pendant toute son histoire, qu’elle est divisée. Ce qui n’est dramatique que pour les nostalgiques de des impérialismes européens. Les nations et les cultures européennes sont variées et riches. Ce n’est certainement pas dans une pseudo-opposition à la FAD que nous ferons progresser la construction européenne, mais bien plutôt, et on me permettra ici mon point de vue, en nous construisant une histoire commune du XXe siècle.

Nous n’en sommes aujourd’hui qu’aux balbutiements du dialogue entre ces deux pôles. Après la double clé OTAN-FORPRONU en 1994, les accords de DAYTON en 1995 et le Kosovo en 1999, l’intervention américaine en Afghanistan en 2001, l’Irak est une nouvelle étape. La nation ayant le leadership de la FAD ayant subi une attaque meurtrière, elle a réagi en favorisant le pôle FAD au détriment du pôle CRM. Les Américains, bien que le CSNU ait légitimé leur réaction, sont intervenus en réduisant la FAD à une alliance ad hoc et monolithique. Aujourd’hui, l’attitude américaine suit le même mouvement et se passe de la légitimité du CRM.

Voilà ce qui est en jeu aujourd’hui. Bien au-delà du pétrole, des horreurs de la guerre, du pacifisme ou des guerres de civilisations.


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