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Les athlètes bosniaques aux jeux méditerranéens : récit de voyage

29 juin 1993, par Bertrand LIAUDET

Enquête sur la participation aux jeux méditerranéens au Cap d’Agde en France de sportifs de Sarajevo assiégée. Une version écourtée sera publiée dans feu le quotidien "Le jour" (article suivant).

La TV nous a récemment présenté les sportifs bosniaques venus participer aux jeux méditerranéens de juin 1993. Ce faisant elle a « omis » quelques détails de leur voyage, particulièrement pour ceux venant de Sarajevo.

En effet, à Sarajevo, entièrement assiégé par les nationalistes séparatistes serbes, il reste une porte de sortie : l’aéroport tenu par la FORPRONU. Il relie la ville au mont Igman (où se déroulèrent les épreuves de saut à ski pendant les jeux olympiques de 1984), toujours tenu par les forces loyalistes bosniaques. Le mandat de la FORPRONU n’autorisant que l’entrée et la sortie de l’aide humanitaire, des diplomates de la « paix » et des militaires de l’ONU, les athlètes sélectionnés pour les jeux méditerranéens se sont vus interdire, comme à tous les Sarajevins, la sortie de la ville. Ces sportifs sont donc sortis clandestinement. Pour cela, il leur fallait traverser en courant la piste de l’aéroport (environ 700 m) en évitant d’être pris par la FORPRONU qui patrouille sur l’aéroport, en évitant des barbelés tranchants de plus d’un mètre cinquante de haut, des tranchées et surtout les faisceaux des projecteurs de la FORPRONU, et en priant pour ne pas être fauché par les tirs, souvent à balle traçante, des nationalistes serbes qui veillent à quelques dizaines de mètres.

Une nuit de mars où la visibilité était particulièrement mauvaise, un groupe de trente personnes de la délégation bosniaque pour les jeux méditerranéens a tenté et réussi le passage. Le groupe est ensuite allé jusqu’à Jablanica, à 80 km de Sarajevo, où le bataillon canadien de la FORPRONU leur a refusé le transport dans ses véhicules, malgré les demandes réitérées du comité olympique. Ce groupe n’a pas pu participer aux jeux. Pour un autre groupe de 10 personnes, un accrochage dans les fils barbelés pendant la traversée de l’aéroport les a obligés à retourner à Sarajevo pour soigner les blessés. Un athlète raconte que pendant sa sortie clandestine de Sarajevo, il a vu tomber, touché par les tirs serbes, 6 personnes qui tentaient le passage avec lui. Il disait : « chacun y va avec sa chance, tu sais que tu peux sortir ou que tu peux y rester, mais bon, tu y vas ». Finalement 40 % de la délégation n’aura pas pu quitter le pays. Et pour tous les athlètes venus de Bosnie-Herzégovine, le plus triste c’est qu’ils ne savent pas comment rentrer dans leur ville. Ils ne savent pas ce qu’ils vont devenir après les jeux. « C’est très beau de gagner une médaille, mais cela ne nous apporte rien ».

On se souviendra que le 26 juin 92 l’ONU lança un ultimatum aux Serbes pour qu’ils évacuent sous 48 heures l’aéroport de Sarajevo, alors siège de nombreux combats. La menace d’intervention militaire était alors crédible. Le 27 juin eu lieu le voyage de Mitterrand à Sarajevo (il atterrit sur l’aéroport). Ce voyage et les négociations avec Milosevic et Mladic amenèrent à l’occupation de l’aéroport par la FORPRONU. On se souviendra aussi que la France considérait l’embargo voté fin mai 1992 à l’encontre de la Serbie, décidant entre autres d’exclure les Serbes des compétitions sportives, comme une « mesure vexatoire ».

Aux jeux olympiques de Barcelone, en juillet 1992, pour accéder à l’aéroport et aux avions affrétés par la FORPRONU, les sportifs bosniaques se sont vus refuser l’accès aux véhicules blindés de la FORPRONU, et sont arrivés en bus, précédé et suivi par deux blindés de l’ONU. Tous dans le bus étaient ventre à terre, afin de ne pas être touchés par les tirs de séparatistes serbes, et espéraient qu’aucun obus ne les atteindrait. Par chance ils sont tous passés sans encombre. À Barcelone, on en était au stade des contre mesures vexatoires ! Pour les jeux méditerranéens, maintenant qu’un blocus total a été voté contre la Serbie (sauf celui d’annexer des régions des pays voisins), les sportifs de Sarajevo risquent leur vie sur l’aéroport sous les feux croisés des projecteurs de l’ONU et des balles traçantes des snipers.

Si un blocus total de la Bosnie-Herzégovine n’a pas été voté, les nationalistes serbes l’imposent avec le soutien de la FORPRONU qui interdit les sorties des intellectuels, des sportifs, de la plupart des hommes politiques et des gouvernants, mais aussi des hommes d’affaires. Si l’asphyxie de la Serbie n’est pas en vue, celle de la Bosnie est pour demain. Comme le disait l’un des responsables de la délégation bosniaque pour les jeux méditerranéens : "par ce système, on assassine l’avenir du pays".

De fait on peut donc constater que les pratiques de l’ONU ont évolué depuis un an dans le sens de l’affirmation de la victoire de la politique de purification ethnique. Tous ceux qui ont pu vouloir un jour des sanctions militaires sérieuses contre les milices nationalistes serbes et le régime de Milosevic, ainsi que le soutien à l’unité des nations issues de l’ex-Yougoslavie, se sont ralliés à la purification ethnique, à la partition par le sang de la Croatie puis de la Bosnie. Cela en bonne partie grâce à Mitterrand qui a toujours gardé la même opinion et a su en convaincre ses collègues : « la guerre en Bosnie est une guerre tribale et l’unité bosniaque est une illusion ». Pour Mitterrand comme pour tant d’autres chefs militaires occidentaux, il n’est toujours pas évident que le régime de Milosevic est un régime fasciste et expansionniste, qui n’envisage la gestion du vivre ensemble des populations que par la propagande nationaliste, l’exclusion, l’expulsion et l’assassinat. Les centaines de milliers de morts et les millions de réfugiés n’y changent rien. En janvier 1993, Mitterrand le confirmait : « la France n’a pas été et ne sera pas anti-serbe ». Certes. Ni anti-croate, ni anti-bosniaque, ni anti aucun peuple. Mais le régime de Milosevic ne peut être l’ami de la patrie des droits de l’Homme.

Les athlètes bosniaques sont un exemple de l’unité bosniaque. Ils se décrivent soit comme bosniaques, d’origine croate, serbe ou musulmane, soit comme bosniaques de confession catholique, orthodoxe ou musulmane soit uniquement comme bosniaques. Tous vivaient très bien ensemble dans le village PTT du Cap d’Agde qui logeait toutes les délégations des jeux méditerranéens. Tous souhaitent pouvoir continuer à vivre ensemble en Bosnie-Herzégovine.

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