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La France, Kant et le TPI

4 juillet 2001, par Bertrand LIAUDET

Application de la théorie kantienne des relations internationales au tribunal pénal international pour la Yougoslavie et à la une mission d’information parlementaire française sur les événements de Srebrenica.

Sans bouder notre satisfaction, le récent transfert de Milosevic par une volonté serbe au tribunal pénal international mérite que l’on s’appesantisse un peu sur des questions théoriques en revenant tout particulièrement sur l’approche kantienne des relations internationales qui, depuis la chute du mur de Berlin, est devenue étonnamment pertinente pour interpréter les aventures de la "communauté internationale".

On sait que Kant est l’ "inventeur" de la SDN. Mais bien au-delà de ce seul mérite, c’est la dialectique qu’il développe entre le Volkerstadt (l’État des peuples) et le Volkerbund (l’alliance des peuples) qui reste aujourd’hui éclairante. Pour Kant, le Volkerstadt, la République de toutes les nations de la terre, est une utopie car, comme il le disait dans son essai de 1795 sur la paix perpétuelle, "aux États, dans leurs rapports mutuels, la raison ne peut pas donner d’autre manière de sortir de cet état sans loi ne contenant que la guerre, que celle de constituer un État des peuples qui rassemblera finalement tous les peuples de la terre. Mais comme ces peuples suivant leur idée du droit n’en veulent pas, seul l’équivalent négatif d’une alliance permanente, protégeant de la guerre et s’étendant toujours un peu plus loin, peut, à la place de l’idée positive d’une république mondiale, retenir l’inclination guerrière". Cette alliance c’est le Volkerbund. Lui seul est réalisable : c’est une libre alliance entre États, probablement démocratiques, mais pas nécessairement, et emmenés par un État ayant un leadersheap. L’ONU semble bien être la réalisation historique du Volkerstadt tandis que l’OTAN est celle du Volkerbund. C’est ce Volkerbund qui a mené la guerre contre la Serbie en 1999, sans le casque bleu du Volkerstadt.

Mais, direz-vous, le TPI est une construction onusienne. C’est vrai et c’est pour cela que cette dialectique est éclairante. Le TPI est onusien certes, et pourtant nombreux sont ceux qui dénoncent la main mise américaine sur ce tribunal. La Russie comme la Chine ne sont pas particulièrement favorables au jugement de Milosevic. Peut-être faut-il comprendre que, bien que le TPI ait été mis en place au niveau onusien, échelon nécessaire à sa légitimité, il demeure dans son fonctionnement un organe du niveau du Volkerbund, c’est-à-dire de l’OTAN. C’est le tribunal de la libre alliance de certaines nations, libre alliance qui est aujourd’hui, et probablement pour longtemps encore, sous le leadersheap des Américains. Ce tribunal n’est pas universel puisqu’il ne concerne que les nations qui appartiennent ou souhaitent appartenir au Volkerbund. N’en demeure pas moins qu’il tend vers l’universalité. L’exemple de Milosevic n’est donc un coup de semonce que pour les dirigeants de nations concernées par le Volkerbund, ce qui exclut assez probablement la Chine, la Russie et d’autres. Rejeter l’action du TPI, c’est donc essentiellement rejeter le Volkerbund qui est son niveau d’action concrète. Notons qu’il y a deux façons de rejeter le Volkerbund : soit en rejetant tout ordre international et donc en rejetant le Volkerstadt qui, au moins sur le plan juridique, est sa condition de légitimité ; soit au contraire en promouvant le Volkerstadt à l’encontre du Volkerbund, autrement dit en défendant une pure virtualité à l’encontre de sa réalisation pratique. Chacun trouvera facilement des exemples de ces deux formes de rejet.

Dans un pays où l’antiaméricanisme fait office de pensée, il est probable que ces analyses kantiennes rencontreront peu d’écho. La France d’aujourd’hui préfère les arguments du repli sur soi : du complexe de Fachoda à la crainte de la mittel Europa, on a là toute une rhétorique qui rappelle curieusement celle des Serbes d’aujourd’hui. Il est, en France, toujours malvenu de balayer publiquement devant sa porte, que ce soit en ce qui concerne le Congo Brazaville, le Rwanda ou la Yougoslavie. Il ne suffit pas d’instaurer une mission d’information parlementaire sur les événements de Srebrenica. Encore faudrait-il qu’elle fasse plus de cas du plan Owen-Stoltenberg du 20 août 1993, qui, sommet de la politique européano-onusienne, proposait la reconnaissance du droit du plus fort dont les chefs ont été (Karadzic et Mladic) ou seront probablement (Milosevic) inculpés de génocide pour les exactions commises pendant cette période. Il est vrai que, peu de temps avant, Milosevic était reçu en chef d’État par la Présidence de la République française.

Dans un compte rendu de l’essai de Kant, Fichte écrivait en 1795 : "deux phénomènes nouveaux dans l’histoire universelle garantissent la réalisation de ce but [la paix perpétuelle] : le premier est le libre État nord-américain qui s’est implanté de façon florissante, sur l’autre hémisphère, et d’où se répandra nécessairement sur les parties du monde actuellement réprimées, Lumière et Liberté ; le second, la grande république (Staatenrepublik) européenne qui met un frein à l’irruption de peuples barbares dans les laboratoires de la culture, garantissant ainsi aux États leur longévité et, par là même, aux individus cet équilibre à l’intérieur de ces États qui ne peut être obtenu qu’avec le temps." Depuis et jusqu’à aujourd’hui, l’Europe n’a certes pas répondu aux espoirs de Fichte. Mais tout n’est peut-être pas perdu. Le train de l’Histoire avance toujours. Aujourd’hui sans nous. La question est de savoir quand, et comment, nous nous déciderons à remonter dedans.

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