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Pour une histoire de la guerre de Yougoslavie

9 juin 1999, par Bertrand LIAUDET

Eléments pour une histoire de la guerre de Yougoslavie au point de vue cosmopolitique. Première version de Pour une histoire de la guerre de Yougoslavie au point de vue cosmopolitique.

L’après bataille du Kosovo va être le moment de vérité, celui où les masques vont tomber, celui qui déterminera l’histoire européenne des prochaines décennies. Pour comprendre cet enjeu, il faut revenir dans une perspective historique précise qui seule peut permettre de comprendre les nouvelles bifurcations historiques qui se mettent en place.

Pour dresser cette histoire, je commencerai par rappeler trois arguments de ceux qui refusent l’intervention de l’OTAN. Nous les appellerons le camp S, tandis que l’autre camp sera le camp A.

Le nouvel argument-slogan c’est : "non à la guerre". C’est la première source de confusion car les deux camps ne parlent pas de la même guerre. Le camp S prétend que la guerre a commencé hier avec les premières frappes aériennes de l’OTAN. Je prétends par contre que la guerre de Yougoslavie a commencé en juillet 1991 avec les premières frappes de la fédération yougoslave en Croatie. Ce que le camp S appelle "la guerre", c’est la participation de l’OTAN à ce que j’appelle la bataille du Kosovo, moment de la guerre de Yougoslavie. Dans cette argumentation du camp S, il n’y a pas d’histoire du tout. L’histoire commence hier et finit aujourd’hui.

Le deuxième argument du camp S, c’est le retour à une source mythique enfouie dans un passé lointain, la fameuse bataille de 1389. Ce retour au mythe pose alors une détermination telle que la morale s’en trouve exclue : le mythe justifie la barbarie. Cet argument est fondamentalement du même type que le précédent. En effet, les deux arguments annihilent toute histoire, le premier par l’immédiateté, le second par le mythe.

Le troisième argument du camp S consiste à faire de la reconnaissance allemande de la Croatie la cause de ce conflit. Avec ce troisième argument on change radicalement de perspective, puisque cette fois on quitte le plan anhistorique des deux arguments précédents pour entrer dans une perspective historique réelle. Il faut donc noter d’abord que cet argument, quelle que soit la véracité de son contenu, a une forme contradictoire à celles des précédents puisque cette fois-ci est posée la réalité d’un événement déterminant une bifurcation dans le cours des événements, donc la possibilité d’une histoire. Notons que cette bifurcation, même si l’interprétation de l’événement est fausse, l’argument la pose en 1991.

Revenons un moment sur le contenu de l’argument. Il a déjà été clairement invalidé par les tenants du camp A. Rappelons les termes de l’affaire : l’Allemagne est le premier pays à avoir reconnu la Slovénie et la Croatie le 23 décembre 1991, ce qui, pour le camp S, lui fait porter l’entière responsabilité du conflit. Pourtant, le 16 décembre, les ministres des affaires étrangères des Douze avaient décidé d’un commun accord de reconnaître les deux républiques le 15 janvier 1992, et la commission Badinter, créée en septembre 1991 par la France, aboutira aux mêmes conclusions en janvier 1992, conclusions tirées du point de vue d’une expertise constitutionnelle. À cela il faut ajouter que la guerre avait commencé en juillet 1991, que Vukovar en ruine était déjà tombée aux mains du camp S après trois mois de siège et que tous les témoignages convergent pour dire qu’à cette occasion plusieurs milliers de personnes ont été froidement assassinées.

L’argumentation du camp S cherche donc à tenir tout le champ temporel : l’immédiat, le mythe et l’histoire. Cependant, l’histoire racontée par le camp S est succincte : il est en effet difficile de construire une histoire sur un fait originel objectivement faux, et surtout sur la négation des faits qui ont ensuite accompagné l’histoire, sur la négation de la purification ethnique qui a accompagné les batailles.

Maintenant quelle est donc la version du camp A, ou du moins quelle pourrait-elle être ? Il faut ajouter cette nuance, car tout comme le camp S, le camp A n’a pas développé de discours à proprement parler historique. On peut cependant poser l’esquisse de cette histoire. Il faut d’abord préciser un point de méthode : pour obtenir une bonne esquisse, il faut se baser sur les faits, c’est-à-dire sur les actes de violence et sur les accords diplomatiques qui ont eu des conséquences factuelles. Les sources de cette histoire en direct sont essentiellement constituées de rapports d’organisations humanitaires et/ou de défense des droits de l’homme, qu’elles soient non gouvernementales, gouvernementales ou qu’elles émanent des institutions internationales, mais aussi des témoignages qu’on peut trouver dans les journaux, dans les revues ou dans les livres.

La guerre de Yougoslavie a commencé pendant l’été 1991, en Croatie. Cette guerre n’étant pas déclarée et ne commençant pas par une action violente et symbolique particulière, il est difficile d’en préciser l’origine exacte. Rappelons quelques phrases de Clausewitz pour s’entendre sur le début de cette guerre : "la guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté." C’est une évidence, mais qui pose le problème de la violence. Ensuite Clausewitz dit, c’est devenu un lieu commun, que "la guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens" et précise que "ce qui reste toujours particulier à la guerre relève purement du caractère particulier des moyens qu’elle met en œuvre". (Je souligne). La guerre commence donc à partir d’un certain niveau de moyens et de violence mis en œuvre pour contraindre l’adversaire. Si le problème peut être de définir la limite entre la guerre et la non-guerre, il est tout de même clair que quand l’aviation et l’artillerie bombardent, quand les villages brûlent, quand des centaines de milliers de personnes sont sur les routes, nul ne doute qu’on est alors en guerre : ceci s’est passé pendant l’été 1991.

La guerre de Yougoslavie commence donc par la bataille de Croatie. Cette première bataille durera jusqu’en janvier 1992, date de la mise ne place du plan Vance. La Croatie ayant perdu les régions de Krajina et de Slavonie, le sud de la côte dalmate s’est retrouvé séparé du reste du pays, et de nombreuses escarmouches auront lieu jusqu’à ce que, en juillet 1995, une offensive croate, que j’appelle la deuxième bataille de Croatie, permette la réintégration de ces territoires en Croatie et la fin de la guerre de Croatie, moment de la guerre de Yougoslavie.

Pendant ce temps, la bataille de Bosnie a commencé le 6 avril 1992. La date est ici précise car elle est symbolique : c’est la date de la manifestation pacifiste à Sarajevo de plusieurs dizaines de milliers de personnes, manifestation qui s’est achevée par des tirs de tireurs embusqués venant probablement des nationalistes serbes. De plus le 7 avril, les Européens ont reconnu l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. La bataille du Bosnie a duré jusqu’au 29 février 1996, date symbolique de la déclaration de la fin du siège de Sarajevo. Plus concrètement, la bataille de Bosnie s’est arrêtée en conséquence de la deuxième bataille de Croatie, de ses développements en Bosnie et des accords de Dayton qui ont suivi. Bien sûr, étant donné la longueur de cette bataille, on pourrait distinguer plusieurs phases. Ces phases seront abordées avec l’observation de la gestion internationale du conflit.

La bataille du Kosovo a débuté en février 1998. Pendant cette année, des centaines de villages ont été rasés ou fortement endommagés, des centaines de milliers d’Albanais du Kosovo ont dû quitter leurs foyers. Depuis mars 1999, l’OTAN est intervenu dans la bataille du Kosovo et fait la guerre à la troisième Yougoslavie dans le but de la contraindre par la violence à exécuter sa volonté. (Remarque : j’appelle troisième Yougoslavie la fédération serbo-monténégrine née après la dissolution de la deuxième Yougoslavie, c’est-à-dire de la Yougoslavie née après la seconde guerre mondiale, tandis que la première Yougoslavie est celle de l’entre-deux-guerres).

Concernant le Kosovo, on peut aussi rappeler qu’en 1989, Slobodan Milosevic a supprimé le statut de territoire autonome du Kosovo et que les Albanais ont été licenciés de tous les secteurs de la vie sociale et économique. Mais ces événements, certes graves et révélateurs ("la guerre a commencé au Kosovo ; elle finira au Kosovo", ont souvent répété ceux qui suivaient la guerre de Yougoslavie), ne font pas partie de la guerre telle que nous l’avons définie.

Il y a dans ces batailles une unité géographique : l’espace de la deuxième Yougoslavie ; une unité temporelle : depuis 1991 on peut dire que l’espace yougoslave est en situation de guerre, malgré le calme relatif des années 96 et 97 ; une unité des belligérants : la troisième Yougoslavie (Serbie et Monténégro) contre le reste de la deuxième Yougoslavie. C’est cette unité qui permet de parler d’une seule guerre, celle de Yougoslavie, et de ses différentes batailles.

Cette unité se retrouve aussi du point de vue de la gestion internationale du conflit. En Croatie, c’est le plan Vance, diplomate américain agissant dans le cadre de l’ONU qui a conclu la première bataille de Croatie, après la victoire de la deuxième Yougoslavie, les occidentaux n’étant pas intervenus militairement. Entre 1992 et 1995, le soutien militaire américain à la Croatie a permis la deuxième bataille de Croatie, et cette fois-ci la victoire de la Croatie sur la deuxième Yougoslavie. Rappelons au passage, qu’en 1993, la France a envoyé un de ses porte-avions dans l’Adriatique pour intimider la Croatie après une escarmouche sur le pont de Maslenica entre les Croates et les Serbes.

En Bosnie, le voyage de M. Mitterrand en juin 1992 a permis le déploiement des casques bleus de l’ONU, essentiellement français et anglais, en juillet 1992. On peut légitimement se demander si ce déploiement n’a pas empêché une intervention de l’OTAN. Ce qui est par contre factuellement clair, c’est que ce déploiement n’a en rien arrêté la bataille de Bosnie. ONU et Union européenne ont alors proposé des plans de paix dont la dernière mouture fut le plan Owen-Stoltenberg daté du 20 août 1993. Ce plan prévoyait la division en trois entités de la Bosnie-Herzégovine : croate, musulmane et serbe, mais sans continuité territoriale pour la partie musulmane. Ce plan donnait la possibilité d’une reconnaissance internationale de l’indépendance de chaque entité et celle d’un rattachement ultérieur des zones serbe et croate à la Serbie et à la Croatie. Autrement dit, il proposait le dépeçage de la Bosnie Herzégovine. Ce point est, me semble-t-il, essentiel pour comprendre la stratégie menée par la communauté internationale à l’époque. Cet événement incarne l’opposition entre l’ONU et l’OTAN. Ce plan Owen-Stoltenberg fut le seul plan signé par les Serbes de Bosnie, le seul plan refusé par les Bosniaques loyalistes. L’échec de ce plan a conduit à la reprise de la bataille de Bosnie-Herzégovine et à l’intervention américaine à partir de 1994. Cette intervention s’est développée selon deux axes : diplomatique d’une part, avec la constitution de la fédération croato-musulmane en Bosnie-Herzégovine, fédération qui mettait fin à la sécession des Croates de Bosnie-Herzégovine ; militaire d’autre part avec la participation de l’OTAN au conflit. À partir de 1994, la gestion internationale était à "double-clé", comme le disait Alain Juppé : OTAN-Forpronu.

La Forpronu (c’est-à-dire l’ONU en tant qu’Idée [1] des relations internationales, et les Européens en tant que Puissance) a définitivement perdu la bataille pendant l’été 1995, laissant la place uniquement à l’OTAN et aux accords de Dayton, avec en conséquence pour la troisième fois dans le siècle, le débarquement en Europe de milliers de militaires américains. Plusieurs éléments ont marqué la fin de la Forpronu : la fin du mandat de François Mitterrand, la prise en otages des casques bleus, la chute de Srebrenica, la deuxième bataille de Croatie qui s’est prolongée en Bosnie-Herzégovine et les quelques frappes de l’OTAN.

Si la deuxième bataille de Croatie peut être considérée comme une victoire définitive contre le camp S, l’analyse de la situation bosniaque est plus difficile. D’un côté Srebrenica et Gorazde sont tombées, de l’autre une partie du nord du pays a été reprise par les forces loyalistes. Si globalement l’équilibre s’est déplacé en faveur des Bosniaques contre le camp S, la Bosnie-Herzégovine est aujourd’hui toujours divisée en deux parties : la république serbe et la fédération croato-musulmane. Il y a encore des tensions entre Croates et Musulmans. Le problème du retour des réfugiés reste central, essentiellement celui des Musulmans et des Croates en zone serbe.

Par contre, les accords de Dayton peuvent apparaître comme une double victoire de l’OTAN : contre la troisième Yougoslavie d’une part, puiqu’ils ont imposé au camp S un cessez-le-feu ; contre l’ONU et les Européens d’autre part, puisqu’ils les ont évincés de la gestion internationale du conflit. Depuis Dayton, c’est l’OTAN qui dirige la gestion occidentale de la guerre de Yougoslavie. Les Européens ont rejoint l’OTAN. Son intervention dans la bataille du Kosovo en est la conséquence la plus frappante. Et pour le dire d’une façon un peu brutale, les gesticulations européennes, russes et onusiennes ne changent rien à cette domination.

Aujourd’hui, l’OTAN vient d’atteindre son objectif dans la bataille du Kosovo : elle a contraint, par la violence, la troisième Yougoslavie à exécuter sa volonté. Autrement dit, la définition de la guerre portant aussi en elle la définition de la victoire, l’OTAN a gagné cette bataille.

L’établissement d’une telle esquisse historique est le point de départ de toute discussion sérieuse concernant l’interprétation des événements. Il faut d’abord se mettre d’accord sur un certain nombre de faits historiques puis se mettre d’accord sur les événements historiques déterminants, c’est-à-dire sur ce que j’ai appelé les bifurcations de l’histoire. À partir de là, on peut envisager une confrontation fructueuse entre les interprétations, et non pas un dialogue de sourds.

Une fois cette esquisse historique dressée, on peut se demander si les fameux 5 points imposés par l’OTAN à la Yougoslavie seront aussi respectés par l’OTAN. C’est pour cela que nous sommes aujourd’hui à l’heure de vérité. L’OTAN va-t-elle réellement mettre fin à la guerre de Yougoslavie - et la gagner, ou va-t-elle gérer un foyer permanent de tension en dépit des gens et de toute justice ? Pour le savoir, c’est la question du retour des réfugiés qu’il faut surveiller aujourd’hui. Cette question est la question centrale tandis que les questions juridiques (indépendance, autonomie substantielle, etc.) sont secondaires : ce sont les aspects pratiques. Cette question concerne bien sur les réfugiés albanais du Kosovo, mais aussi tous les déplacés de la Bosnie-Herzégovine. Car au fond, si la question du retour des réfugiés en Bosnie reste le point épineux des accords de Dayton, on pouvait jusqu’alors penser que c’était parce que les accords de Dayton avaient certes mis fin à la bataille de Bosnie, mais pas à guerre de Yougoslavie. La guerre de Yougoslavie étant aujourd’hui en passe de s’achever, il s’agit de savoir si une paix juste, donc durable, pourra s’imposer tant au Kosovo qu’en Bosnie. Précisons que cette paix devrait aussi passer par le retour des Serbes en Krajina, à Sarajevo, au Kosovo et ailleurs. Pour que cela soit possible, il faudrait un jugement des principaux responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. L’inculpation de Slobodan Milosevic par le TPI, après Karadzic et Mladic, est une bonne nouvelle. Mais on attend toujours leur arrestation. Cependant, la nécessité de condamner les responsables doit se concilier avec celle d’une amnistie générale, ces deux éléments étant des conditions psychologiques nécessaires pour permettre une reconstruction.

Il est nécessaire d’arrêter la chaîne descendante des responsabilités car sinon on risque fort de revenir à l’argument du camp S consistant à renvoyer tout le monde dos à dos. Il ne faut pas non plus oublier que dans la chronologie des responsabilités politiques, s’il est facile de montrer la responsabilité première serbe, on peut se demander si la responsabilité européenne et particulièrement française ne précède pas celle de la Croatie. Car la responsabilité croate ne s’est trouvée engagée que pendant la bataille de Bosnie-Herzégovine (à l’époque de Boban qui a disparu avec l’établissement de la fédération croato-musulmane). Pendant la première bataille de Croatie, la Croatie était la victime de la politique serbe de purification ethnique. Par contre, pendant cette bataille, l’Europe a laissé faire la purification ethnique et particulièrement le Président français a justifié l’agression serbe dans un fameux article de novembre 1991 paru en Allemagne. La vérité de la politique européenne étant apparue au grand jour deux ans après avec le plan Owen-Stoltenberg.

Si les réfugiés ne rentrent pas chez eux, alors on risque fort de voir en Bosnie-Herzégovine et en Yougoslavie une situation durable de tension, autrement dit une situation de tension en Europe, situation qui à l’évidence ne fera qu’exacerber les divergences européennes qui ont permis d’en arriver là, situation qui permettra aux Américains de maintenir leur domination sur l’Europe, la Bosnie devenant alors en quelque sorte une nouvelle Palestine. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si une prise de conscience des Européens de leur défaite et de leur soutien à la purification ethnique n’est pas un préliminaire nécessaire pour permettre d’une part l’établissement d’une paix durable en ex-Yougoslavie, mais aussi d’autre part le rétablissement d’une autonomie européenne sur le plan international. À entendre les premiers commentaires de l’après bataille du Kosovo, et la recrudescence du stérile débat français entre atlantistes et les pro-Serbes, il ne semble malheureusement pas qu’on en prenne le chemin.

[1] Cf. Esquisse d’une interprétation kantienne de la guerre de Yougoslavie

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