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Commentaires sur la "Réponse au président de la République au sujet du clonage reproductif"

1er octobre 1997, par Bertrand LIAUDET

La Réponse au Président de la République au sujet du clonage reproductif est un rapport du Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) publié dans le n° 12 des Cahiers du CCNE en juillet 1997. Ce rapport traitait des conséquences bioéthiques du clonage de Dolly.

Article publié dans le n°13 des Cahiers du CCNE (octobre 1997). Directeur de la publication et président du CCNE : Jean-Pierre Changeux.

Article cité dans « Is cloning the absolute evil » de Gilbert Hottois (Human Reproduction Update, 1998, vol. 4, n°6).

1) Le document du Comité Consultatif National d’Ethique est divisé en trois parties : d’abord les aspects scientifiques et techniques (p3-27), puis les considérations éthiques (p28-36), enfin les considérations juridiques (p37-47). Sur ces dernières, je ne ferai pas ici de commentaires : elles sont la conséquence des considérations éthiques ainsi que d’une histoire et d’une technique juridiques que je ne connais pas. Ce que j’aurais à en dire s’inscrit dans la continuité de ma lecture des points précédents.

2) Sur les rappels scientifiques et le très intéressant historique de la recherche, je me limiterai à deux remarques formelles.

[R-1] La première concerne les critères de distinction entre les trois types de clonage proposés (p21) : il me semble que dans le cas de la création ex vivo de jumeaux, il y a fécondation sexuée puis clonage sans intervention d’ovocytes supplémentaires et les clones sont synchrones ; dans le cas du transfert de noyaux embryonnaires, il y a fécondation sexuée puis clonage avec intervention d’ovocytes énucléés supplémentaires et les clones sont synchrones ; dans la méthode Dolly, le clonage avec un et un seul ovocyte énucléé remplace la fécondation sexuée et l’unique clone produit est asynchrone. Je ne comprends donc pas très bien l’utilité de la distinction conceptuelle entre création ex vivo et transfert de noyaux embryonnaires, et il me semblerait plus judicieux de se limiter à deux types : le clonage synchrone avec fécondation sexuée et le clonage asynchrone avec fécondation asexuée. Cela mettrait en évidence la différence fondamentale entre l’expérience Dolly et les précédentes, à l’exception, notable me semble-t-il, de l’expérience dans laquelle fût réussi jusqu’au stade têtard le clonage d’un crapaud adulte (Orr et al., 1986 et Di Bernardino, 1989 - p9).

[R-2] La deuxième remarque concerne mon étonnement quant à l’emploi du nom de "père", entre guillemets dans le texte (c- p23), attribué au fournisseur, mâle ou femelle, de la totalité du patrimoine génétique ; la "mère" se caractérisant alors uniquement par sa fonction de gestation. C’est là une étrange réactualisation de la conception aristotélicienne de la reproduction.

3) Viennent ensuite les considérations éthiques. Celles-ci commencent par distinguer entre clonage non reproductif et clonage reproductif (aboutissant à la naissance d’être humain) pour ne s’intéresser, du point de vue éthique, qu’à ce dernier. Le clonage non reproductif concerne toute "production d’embryons dont le développement serait arrêté à un stade plus ou moins précoce", c’est-à-dire les trois types de clonage présentés par le CCNE et "la production et la culture de cellules d’origine embryonnaire ou adulte qui ne peuvent donner lieu par elles-mêmes à la constitution d’un embryon" (p29).

[R-3] On peut néanmoins se poser la question de savoir si le mot clonage a le même sens dans les deux cas.

4) Les considérations éthiques sont ensuite divisées en trois points : la distinction entre identité génétique et identité personnelle (1- p30), les effets prévisibles du clonage (2- p31) et les fins du clonage (3- p33). La relativement longue argumentation concernant l’évidente distinction entre identité génétique et identité personnelle (idem et ipse) se justifiait probablement dans le contexte médiatique.

[R-4] Cependant je me demande pourquoi, d’autant que Changeux est cosignataire du document, l’argumentation n’est pas plus biologique et l’accent porté sur le moment de la rupture historique entre le biologique et le neurologique. Si 90 % des 1015 synapses (un million de milliards) constituées par les 104 contacts synaptiques reliant en moyenne entre eux chacun des 1011 neurones se forment après la naissance, on comprend que l’organisation cérébrale adulte (et du coup l’ipse) dépende de l’environnement social et culturel (mais aussi géographique) dans lequel l’enfant se développe (ceci, aux parenthèses près, d’après Changeux et son Point de vue d’un neurobiologiste sur les fondements de l’éthique). On comprend alors comment la détermination génétique est rompue, comment on passe de l’idem à l’ipse.

5) Disons à l’occasion de cet éclaircissement, que j’ai apprécié les sévères recommandations du CCNE à l’égard de certains scientifiques (p34) dont j’ai lu aussi les invraisemblables considérations.

[R-5] Je pense particulièrement à l’idée de programmer par clonage les réparateurs des stations spatiales ou encore à celui qui envisageait de se cloner lui-même, pas par vanité croyait-il bon de préciser, mais par pure curiosité scientifique ; en effet ce serait sensationnel d’expliquer à son clone les erreurs que l’on a commises et les moyens de les éviter ! Si le logicien peut rire devant la naïveté de ces propos et leur sophistication, le moraliste sursaute devant le projet de mettre au monde des êtres humains non comme libre fin en soi, mais comme purs moyens, autrement dit devant la violation de la seconde formulation de l’impératif catégorique de Kant (une de ses plus hautes pensées d’après Philonenko) : "agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen" (Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, p105).

[R-6] Cependant, il faut peut-être aussi se méfier de juger trop durement les opinions énoncées à l’occasion des débats publics sous peine de risquer de les censurer. Reprenant Popper le libéral, on peut dire qu’en quelque sorte le faux est scientifique ! Peut-être vaut-il donc mieux laisser à la parole toutes les possibilités d’expérimenter le faux, ces expérimentations, contredites par la vérité en devenant alors l’armature.

6) Enfin, pour ne pas être trop long, j’en viens à la deuxième partie des considérations éthiques, qui me semble le centre de l’argumentation. Celle-ci concerne les "bouleversements inacceptables de la condition humaine" (2-p31) et est développée en trois points : l’unicité d’apparence, l’indéterminabilité génétique et la filiation. Je vais les aborder l’un après l’autre.

7) Le premier argument considère l’unicité d’apparence comme l’expression immédiate de l’autonomie et de la dignité.

[R-7] Cette proposition est déjà discutable. Faire de l’unicité physique l’expression immédiate de l’unicité morale, n’est-ce pas retomber dans la confusion de l’idem et de l’ipse ?

[R-8] Le rapport oppose ensuite les vrais jumeaux, exceptions rares et "la réalité sociale" vers laquelle "nous orienterait une production de clone qui ne serait plus de hasard ni d’exception" (p31-32). J’avoue avoir beaucoup de mal à me la représenter. Je me demande en effet, dans l’éventualité où le clonage humain serait possible et autorisé, combien de femmes pratiqueraient un tel type de grossesse et si le pourcentage de la population des clones bouleverserait vraiment la réalité sociale. De plus, une même personne ne pourrait que difficilement se cloner de nombreuses fois étant donné la contrainte de la gestation. Indépendamment des difficultés techniques actuelles du clonage (une réussite sur 277 essais, p14), les procréations médicalement assistées sont difficiles à supporter par les femmes : les traitements hormonaux ne sont pas des parties de plaisir. Il me semble donc que le clonage humain ne porte pas son industrialisation en lui-même (à la différence du clonage animal) et qu’il restera toujours, en quelque sorte, artisanal. L’industrialisation de la reproduction humaine ne sera possible que quand la gestation sera artificielle. C’est d’ailleurs la clé de la possibilité de la fiction décrite par Huxley dans Le meilleur des mondes. Celle-ci me semble, aujourd’hui et pour longtemps encore, n’être qu’une chimère.

[R-9] Le rapport dit encore que "les clones seraient vus comme des répliques les un des autres et de l’individu cloné dont ils seraient la copie" (p32). Outre que cette formulation met sur le même pied clones synchrones et clones asynchrones, je me demande quelle étoile porterait les clones pour être ainsi discriminé (à la fin du troisième argument, p33, le rapport parle de "risque incalculable de nouvelles discriminations"). Les vrais jumeaux synchrones sont déjà physiquement différents, des jumeaux asynchrones le seraient probablement encore plus. Je ne vois donc pas très bien comment les clones pourraient être "reconnus tels par autrui", ni pourquoi être seulement connu clone serait une "intolérable chosification de la personne" (p32).

[R-10] Enfin je ne comprends pas avec quel argument le rapport donne foi à la possibilité d’une "création utilitaire de variétés humaines".

[R-11] Il me semble que parce que clonage synchrone avec fécondation sexuée et clonage asynchrone avec fécondation asexuée ne sont pas différenciés, on mélange reproduction humaine et artisanale, et, reproduction animale et industrielle. Le monde qu’on nous propose de nous représenter (des usines de femmes productrices de clones !) est certes inhumain, mais il est aussi fort peu réaliste. J’en viens à me demander si la chosification ne consiste pas plutôt à la considérer comme une conséquence nécessaire d’un fait matériel (la ressemblance), même si ce dernier est le résultat de la volonté ; et non comme le libre choix d’une volonté à l’encontre d’une autre ; autrement dit, si la considération de l’unicité physique comme support de la singularité n’est pas en elle-même chosifiante.

8) Le second argument, celui de l’indéterminabilité génétique est l’occasion d’affirmer une nouvelle règle morale : "ce que sera dans son idiosyncrasie génétique un individu est et doit demeurer pour l’essentiel indécidable par quiconque" ceci afin de respecter son autonomie, sa liberté et par là sa dignité (p32).

[R-12] De nouveau, je ne comprends pas sur quoi repose cette règle. Pourquoi faudrait-il être indéterminé génétiquement pour être libre ? Puisque l’argument est encore celui de la chosification, reportons-nous à Kant. Il écrit avant sa deuxième formulation de l’impératif catégorique que "les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, et qui par suite limite d’autant notre libre arbitre (et est un objet de respect)." (Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, p104). Pourquoi le clonage reproductif devrait-il faire d’un futur être humain "la véritable chose de son ou ses décideurs" ? (Notons d’ailleurs que pour qu’il n’y ait qu’un décideur du clone, il faudrait que ce soit une femme et qu’elle soit aussi le décideur de tout l’appareillage technique que cela met en œuvre ; ce qui est, en fait, impossible, et fait du clone, comme des enfants issus de procréations médicalement assistées, un produit de la volonté générale en plus de celle de son ou ses parents biologiques.) Pourquoi le clone ne pourrait-il pas être pensé comme une personne ?

[R-13] Parler d’ "attentat à la condition d’homme" (p33) n’est-ce pas faire de l’indéterminabilité génétique un élément de la définition de l’homme. L’homme ne serait plus alors seulement un être raisonnable, il serait un être raisonnable et indéterminé génétiquement. On comprend immédiatement l’absurdité de cette proposition si la déterminabilité génétique est possible. Mais l’est-elle seulement ? J’entendais récemment pendant l’émission "Les inventeurs du futur" sur France Culture, fin août, le généticien suisse, Graciano Péchia ( ?) dire ce que j’avais déjà lu ailleurs et que je reformule ainsi : le génome d’un individu est différent de celui de son œuf du fait de mutations génétiques qui interviennent au début de la phase de segmentation. Donc les jumeaux ne sont pas exactement identiques génétiquement et l’identité génétique est pratiquement impossible. Du coup, l’argument de l’indéterminabilité génétique tombe entraînant avec lui celui de l’unicité d’apparence.

9) Enfin, concernant la filiation, le rapport craint une dislocation de la parenté du fait que le clone est à la fois descendant d’un adulte et son jumeau, qu’on passe d’une reproduction sexuée à une reproduction non sexuée et qu’aucun système de filiation décrit par les anthropologues ne fait l’économie des deux parents biologiques (p33).

[R-14] A partir de ce dernier point, ne peut-on pas faire l’hypothèse que sa généralité vient du fait de la nécessité biologique d’intervention des deux sexes dans la reproduction naturelle, et donc que les parents biologiques dans les systèmes de filiation actuels sont la conséquence culturelle d’une nécessité. Ne peut-on alors en déduire que ces systèmes sont des acquis que le nouvel acquis de la possibilité du clonage et la modification de la nécessité biologique conséquente peut venir transformer ? Autrement dit, en une formule, avoir deux parents biologiques n’est pas transcendantal ! Ce qui caractérise le clonage asynchrone et sans fécondation sexuée c’est qu’il change les conditions de possibilité de la reproduction. Est-ce la source de problèmes de filiation insolubles ou ne peut-on pas plutôt considérer que la filiation est d’abord affaire d’éducation, donc affaire culturelle (le moment du développement synaptique) et de gestation (le développement neuronal) bien plus qu’une affaire d’origine génétique ?

10) Après avoir présenté les effets prévisibles du clonage humain, le rapport présente ses fins (p33-36). Je passe sur les fantasmes d’immortalité, c’est-à-dire sur la confusion entre idem et ipse : elle a déjà été traitée. Quant à "l’acharnement procréatique poussé à l’absurde", c’est une formulation stylée dont l’argumentation reprend le rejet de la chosification et de la prédétermination génétique. J’ai déjà commenté ces arguments.

[R-15] Pour finir le rapport dit que le clonage fait "sortir de la reproduction sexuée elle-même et, par là, de l’humaine nature" (p36). Que le clonage fasse sortir de la reproduction sexuée et naturelle, ou pour être peut-être plus clair, élargisse les possibilités de la reproduction humaine, au même titre que, quoique totalement différemment, les procréations médicalement assistées, c’est ce qui me paraît effectivement être la problématique essentielle. Par contre, que l’humanité doive se limiter en conscience à la reproduction sexuée ne me semble en rien être une évidence.

11) Le rapport du CCNE, tout en m’ayant beaucoup intéressé et stimulé, me laisse plus perplexe après sa lecture qu’avant. Je n’y ai pas trouvé d’arguments ramenant la pratique d’un clonage humain à une violation de l’impératif catégorique.

[R-16] Dans le domaine général de l’intervention de la technique dans la reproduction humaine (la contraception, l’avortement, les procréations médicalement assistées et le clonage), donc pour tout ce qui concerne la difficile question : à partir de quand a-t-on affaire à une personne, il me paraît très dangereux de relier humaine nature et reproduction sexuée car on pourrait facilement dériver vers un lien entre humaine nature et reproduction naturelle et condamner à ce titre les procréations médicalement assistées, l’avortement et la contraception.

[R-17] Enfin la question de l’utilisation médicale du clonage ne me semble pas non plus si évidente. Le paragraphe sur les "prétendues applications médicales" (p34) ne mélange-t-il pas clonage reproductif et clonage non reproductif. Si la mise au monde d’êtres humains à des fins médicales est clairement inacceptable, en revanche la question de la production de cellules immuno-compatibles relève du clonage non reproductif. Dans ce cas, on n’envisage pas de produire un être humain, contrairement, me semble-t-il, à ce que dit le rapport. La question de la production de cellules immuno-compatibles reste donc ouverte, car si d’un autre coté l’avortement est légal, n’est-ce pas que l’embryon n’est pas considéré comme une personne. Or, si l’embryon n’est pas une personne, c’est un moyen, et alors pourquoi ne pourrait-il pas être utilisé à des fins médicales ? Si cette question n’est pas traitée c’est parce que, si je comprends bien, "la création de novo d’embryons humains en dehors d’un projet parental et aux seules fins de recherche a été interdite par la loi" (p30). Le problème ne devrait-il pas être rendu plus concret ? Ces cellules immuno-compatibles pourraient soient venir d’un embryon jumeau produit par clonage synchrone avec fécondation sexuée (création ex vivo de jumeau ou transfert de noyaux embryonnaires) et congelé jusqu’à leur éventuelle utilisation, soit provenir d’un clonage asynchrone sans fécondation sexuée, le clonage de la personne étant décidé par exemple au moment d’un besoin médical. Il me semble que cette dernière possibilité, la plus réaliste, est en fait la seule application médicale pensable avec l’expérience Dolly. Mais alors, la notion de projet parental (de couple) a beaucoup moins de sens et la fin n’est plus la recherche mais la médecine. Je souhaiterai donc trouver des arguments qui justifient l’interdiction de cette possibilité.

12) Finalement ces réflexions m’amènent à la formulation de ce qui me semble être les deux questions essentielles posées par l’expérience Dolly : 1) Si l’élargissement des possibilités de la reproduction humaine est possible, jusqu’où doit-il être réel ? 2) Peut-on justifier la production d’un embryon-clone à des fins thérapeutiques ?

13) J’avoue qu’en finissant ces commentaires, je suis un peu effrayé par mes audaces d’autant que le CCNE écrit à la fin de ses considérations éthiques que le clonage "ne peut que susciter une condamnation éthique véhémente, catégorique et définitive" (p36). J’admire la certitude avec laquelle les membres du groupe de travail sont capables de formuler une définitive condamnation morale, mais je me rassure en relisant les propos enthousiastes de F. Jacob (Le Figaro, 17/02/1997) : « Pendant longtemps, on a essayé d’avoir du plaisir sans enfant. Avec la fécondation in vitro, on a des enfants sans plaisir. Et maintenant, on arrive à faire des enfants sans plaisir ni spermatozoïdes ! Peut-être aura-t-on la paix dans le monde... »

Notes :

* : La Réponse au Président de la République est un rapport du Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, publié dans le n° 12 des Cahiers du CCNE en avril 1997.

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